L'Origine de nos peurs

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Ihriae
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L'Origine de nos peurs

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Bonjour à tous,

Il y a presque une décennie, je me lançais dans la publication de ma première fanfiction.

D’avril 2011 à avril 2014, sous vos encouragements, j’ai pu produire deux tomes d’un récit que certains d’entre vous ont pu apprécier. J’avoue que je ne m’attendais pas à un tel enthousiasme. Un troisième tome était écrit, mais encore à l’état brut, sans relecture attentive. Je ne pensais pas parvenir jusque-là, m’attendant à tout moment à me lasser de ces personnages qui finalement ne m’appartenaient pas pour une partie d’entre eux, ainsi que d’un récit dont je connaissais le moindre détail.

Si la lassitude n’est pas venue, j’ai quand même eu l’envie de m’approprier totalement les personnages de mon récit et l’univers dans lequel ils évoluent. Ils doivent moins à leurs modèles télévisuels qu'à ceux de la toute première ébauche de L'OdP. Et encore... des esquisses de ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. Ils ont tous suivis des directions différentes. Ils ont même parfois, un passé, des racines que l’on ne trouve pas dans ce travail précurseur / initial ou même dans l'ancien OdP. Lorsque je retravaille un texte, j'ai du mal à réécrire la même chose. Alors forcément, les différences deviennent de plus en plus importantes au fur et à mesure de l'écriture au point de se détacher complètement du modèle.

De fait, j’ai profondément retravaillé beaucoup de parties de texte, j’en ai rajouté d’autres. Mais le temps de la vraie vie s’est fait ressentir. Ce temps qui passe, envahi par le travail, les concours, la vie familiale, etc… a fait que j’ai n’ai pu réécrire ma fiction aussi rapidement que je le souhaitais.

Il y a néanmoins un bon point dans l’histoire, c’est qu’à ce jour, je n’en suis toujours pas lassée, bien au contraire, et parfois même je me laisse surprendre lors de l’introduction d’un nouveau personnage, voire de la disparition d’un autre, ou encore lorsqu'un personnage secondaire prend plus d'ampleur que prévu, ou qu'un autre ne se révèle pas aussi intéressant que je le pensais en le créant.

Je ne cesse d’imaginer de nouvelles micro aventures à mes personnages, s’intégrant dans un récit plus vaste.
Sauf qu’au rythme où je vais, il me faudra doubler mon espérance de vie pour pouvoir toutes les écrire.

Cette nouvelle et définitive (mises à part quelques petites modifications) version de Les Ombres du Passé (L’OdP), rebaptisée L'Origine de nos Peurs, parviendra-t-elle à fédérer quelques lecteurs, et même de nouveaux lecteurs ? À vous de me le dire dans vos messages. Et comme toujours, vos conseils, vos encouragements, vos remarques seront les bienvenus pour ce premier tome, mais aussi pour les suivants (pas seulement des remarques orthographiques, ou sur le style, mais aussi des points du récits peu clairs, des questions restées sans réponses, des incongruités...).

Enfin, concernant le choix de la section pour la publication de cette saga au croisement de plusieurs sous-genres de la science-fiction (dont le voyage dans le temps, l'uchronie, la dystopie, l'utopie, etc. qui apparaîtront dans les différents tomes, normalement), mais aussi du fantastique et de la fantasy, parfois de l'horreur. J’ai finalement choisi la section Space Opéra, Planet Opéra, Thématique espace et/ou E.T mettant en évidence les thèmes qui apparaissent les plus fortement dans ce récit : les extraterrestres et l'espace.

vous l'avez compris après avoir lu ces quelques lignes, beaucoup de choses ont changé par rapport à la version initiale. À commencer par le titre : L'Origine de nos peurs (si je me souviens bien, vous en trouverez l'explication au cours de ce récit... à moins que ce soit dans le tome suivant, mais, malgré mon petit trou de mémoire, il me semble bien que c'est dans le tome 1).

Bien à vous, bonne lecture,

Ihriae

Note de l'auteure :
Pour tous mes textes sans exception : © Tous droits réservés Ihriae / Ihriae Najaniri / NR. 2019 ©
Vous pouvez effectuer un téléchargement de mes textes pour vos lectures personnelles, mais ils ne peuvent être vendus ou loués sous quelque forme que ce soit, à qui ou à quoi que ce soit. Citations ou / et extraits ne peuvent être reproduits, notamment lors d'une publication, quelle qu'elle soit, sur quelque support que ce soit, qu'avec mon autorisation.

Cordialement,

Ihriae
Dernière modification par Ihriae le 17 sept. 2019, 09:36, modifié 1 fois.
« Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve.» Antoine de Saint-Exupéry

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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia


PROLOGUE 1.1

Janvier 1849 du calendrier grégorien. Oxford, Grande-Bretagne, Terre.

L’hiver 1849 fut l’un des plus terribles que la Grande-Bretagne ait eu à subir depuis le début du siècle. Un brouillard épais couvrait la région. Ce n’était pas la première fois. Toutefois, il ne subsistait guère des jours durant sur Oxford et sa banlieue. Il n’existait pas une pierre qui ne suintait pas l’humidité, pas une touffe d’herbe qui ne pourrissait à cause des pluies incessantes des semaines précédentes. La ville souffrait jusqu’au plus profond de ses entrailles. Une mousse gluante comme de la bave de crapaud rendait le sol glissant. Parfois, des morceaux de pavé collaient aux sabots des chevaux et s’extrayaient de leur habitacle d’origine. Des cavités se formaient dans la chaussée et une eau saumâtre et malodorante les emplissait en quelques minutes. Des égouts débordants s’échappaient des milliers de rats à la recherche d’un endroit sec.

Les élégantes de la cité évitaient de quitter leurs hôtels cossus de peur de salir leurs délicates toilettes au passage des voitures à cheval et de se briser une cheville en glissant. Celles qui s’y risquaient, d’une démarche maladroite, voyaient leurs efforts de coquetterie anéantis. L’humidité ambiante alourdissait les tissus et étiolait leurs couleurs. Les pesants chapeaux ouvragés finissaient par ressembler à des salades manquant cruellement de fraîcheur. La gent masculine s’en sortait mieux, grâce au gibus. La pluie semblait glisser sur celui-ci faute de prise. S’il gardait les crânes chauves ou éclaircis par les ravages de l’âge au chaud et au sec, l’eau finissait néanmoins par dégouliner le long de leurs épaules, leur dos et leur plastron. Elle alourdissait les manteaux d’hiver, tant et si bien que les Oxfordiens donnaient le sentiment de porter le poids du monde sur ses épaules.

Ceux qui s’adaptaient et tentaient de tirer le meilleur parti de cet univers de poisse, de pourriture et de froidure, ne portaient ni de jolies robes de soie, de satin ou de velours, ni de chapeaux à fleurs surmontés de voilettes, ou de manteaux en cachemire, sauf récupérés chez un fripier ambulant et usés jusqu’à la corde. Ils ne vivaient pas dans la sécurité des bâtisses opulentes ou le confort des hôtels somptueux, à moins de les squatter à l’insu des gardiens ou des propriétaires. Ils ne dormaient pas à l’abri de jolies chambres bien chauffées, mais sous des combles parcourus de courants d’air froid en hiver, baignés d’une suffocante chaleur en saison chaude. Ceux qui vivaient au sein des quartiers ouvriers n’étaient guère mieux lotis. Ils ne se plaignaient pas, de crainte que leurs malheurs empirassent. Les bâtisses, infiltrées par l’humidité étaient devenues insalubres. Le bois et le charbon, avalés par les poêles et les cuisinières en fonte, refusaient de brûler. Des miséreux, des vieillards et des infirmes vivaient au fond des étables, des porcheries, des poulaillers, ou au milieu d’amoncellements de cageots et de bouts de tissus tendus, dans un semblant d’espace personnel, à l’abri des regards.

La classe ouvrière connaissait un taux de mortalité extraordinairement haut. En vérité, plutôt de disparitions depuis des décennies. Quand un employé ne pointait plus à l’usine plusieurs jours de suite, quand une domestique abandonnait ses seaux pleins d’eau près d’un puits sans laisser la moindre trace, quand une prostituée n’effectuait plus les cents pas sur son trottoir, ils étaient alors considérés comme disparus, mais pas encore décédés, bien que nul ne se fasse d’illusion sur ce qui leur était advenu. Habituées aux règlements de comptes entre gangs rivaux, aux dettes impayées, aux crimes crapuleux, aux suicides et aux épidémies, et par manque de moyens, les autorités judiciaires n’entreprenaient rien. En revanche, lorsqu’un notable et sa famille disparaissaient, abandonnant leurs possessions, et un dîner à peine entamé, cela devenait autrement dérangeant.

Le premier à s’en émouvoir fut Cyrus Haviland. Il écrivit un compte-rendu détaillé au sujet des disparitions. Six cas sur la cinquantaine dont il prit connaissance. Il transmit son rapport à son supérieur hiérarchique. Pas à celui qui se situait directement au-dessus de lui, mais quelques crans plus haut. À cela, une raison simple : le premier avait disparu tandis qu’il se rendait chez sa mère, à la campagne, en périphérie de la ville. Trouvant curieux que les bouteilles déposées, la veille, sous le porche du cottage ne lui soient pas rendues, le laitier avait donné l’alerte. Leur absence indiquait que l’Inspecteur en chef ou l’un de ses proches les avait bien ramassées. Les bagages, déchargés et déposés sur le pavé, humide et froid, du hall de la résidence y étaient restés quatre jours durant. Jusqu’à ce que son subalterne, Haviland, investisse les lieux avec un collègue et six agents de ville. Ils ne trouvèrent aucune trace de présence humaine à l’intérieur de la propriété. Pas le moindre cheveu de la perruque de l’inspecteur en chef, de sa mère, ou du cocher qui les avait conduits chez eux. Les chevaux de la berline et les petits chiens de race de la vieille dame avaient également disparu. Rien, à part la carriole renversée, ne démontrait une lutte acharnée destinée à sauver leur vie. L’inspecteur prit soin de le mentionner dans son rapport. Il s’agissait de la cinquième absence considérée comme inquiétante.

La sixième était celle du super intendant, une semaine et un jour après son subalterne. Il avait disparu avec sa femme et leurs six enfants, un dimanche, probablement juste à la fin du déjeuner familial auquel participaient également sa sœur et son beau-frère et leurs trois marmots en bas âge. Au total, treize personnes s’étaient littéralement volatilisées. Le policier ne tenait pas à devenir le septième cas d’évanouissement, sans explication ni trace, relaté par l’un de ses collègues, et classé.

En règle générale, les enquêtes criminelles de province restaient de simples comptes rendus qui parvenaient rarement jusqu’à Londres. Là, ces affaires non résolues dépassaient ses compétences, raison pour laquelle il réclama des renforts. Ces derniers ne furent pas ceux auxquels il s’attendait.

En une semaine, Oxford vit débarquer un contingent constitué de policiers et de soldats coloniaux à l’uniforme impeccable et à l’allure aussi rigide que des barreaux de chaise. Les premiers n’étonnèrent pas. Les seconds détonnèrent carrément dans la société conventionnelle et hermétique de la cité. Pas autant que les hommes en costume sombre, lunettes à verres noirs, cerclés d’or ou d’argent, haut chapeau qui dirigeaient l’ensemble. Ils portaient des cannes qui, entre leurs mains, s’apparentaient à des armes. Ils n’évoquaient pas les forces de l’ordre habituelles. Quoique cette idée tienne d’une opinion personnelle et non d’une réalité prouvée, Haviland se fiait à ses intuitions et préférait se méfier. Ils agissaient sur les ordres de la Reine Victoria et de son Premier ministre, Lord John Russel, l’apprit-il plus tard. Ils prirent possession de l’ensemble des bâtiments de l’Université.

Les nouveaux arrivants ne correspondaient pas aux renforts idéaux imaginés par le policier. Ils n’accomplissaient pas les tâches habituelles et n’expédiaient pas celles qui paraissaient ingrates à un homme tel que Cyrus Haviland. Ils étudiaient, dans le détail, les dossiers des enquêtes en cours comme les anciennes, et ils menaient de nombreuses vérifications dans les endroits où les enlèvements s’étaient produits. Ils s’y rendaient, procédaient à des échantillonnages qu’ils confiaient, à des fins d’analyses, aux chimistes les accompagnant.

Selon Haviland, à part les six disparitions le touchant de près, il n’existait pas de nouveaux cas, quant aux anciens… Sans ressentir la moindre culpabilité, il se disait qu’il ne pouvait rien pour les morts. Il était certain du sort funeste des autres victimes. Seuls les vivants importaient. Cependant, il avait eu beau ordonner, distribuer des consignes, puis tenter de simples suggestions, à chacun de ses efforts, un officier l’écoutait poliment sans donner suite à ses demandes. Les nouveaux venus n’obéissaient qu’à une seule personne : un dénommé Lafferty.


PROLOGUE 1.2

Cyrus Haviland ne connaissait ni son prénom, ni son grade, s’il en avait un. Il l’avait remarqué dès son entrée dans le poste. Lafferty était un homme de grande stature, au physique et à l’attitude charismatique. Il dirigeait le curieux régiment et ses lieutenants sans paraître leur donner des ordres ou leur imposer la moindre contrainte. Il ne semblait pas avoir de théorie sur les disparitions. Selon les brèves discussions que l’inspecteur d’Oxford capta entre les hommes en costume sombre et les militaires, ils devaient garder l’esprit ouvert.

Mais sur quoi ?

Une question qu’il se posait sans en trouver la réponse. Et les jours passant, l’inspecteur se demandait s’il désirait vraiment la connaître.

Charismatique, mais taciturne, le responsable de cette unité lui donnait des sueurs froides. Pas franchement le genre de personne avec laquelle il appréciait de passer des moments intimes. Ce Lafferty ne ressemblait ni à un policier, ni à un gangster repenti, encore moins à l’un de ces détectives grassement payés de Londres. Ses dépenses semblaient autant limitées que sa garde-robe. Il lisait beaucoup, dormait rarement et mangeait peu. L’inspecteur se demandait comment un corps aussi grand et athlétique pouvait supporter un tel régime. Il ressemblait davantage à un archiviste perdu au milieu de ses livres et parchemins, vivant en ascète qu’à un homme de loi. Ou bien, il devait s’agir de l’un de ces calvinistes purs et durs.

Les yeux gris de Lafferty ne recelaient ni méchanceté, ni cruauté, au contraire. Cela dit, son regard d’acier semblait aiguisé et pénétrant, pareil à la lame du surprenant sabre courbe qui l’accompagnait, même lorsqu’il lisait ou écrivait, installé à sa table de travail. Il s’exprimait rarement en dehors de son cercle de connaissances. L’inspecteur parvint à lui parler, une fois, brièvement. Il fut marqué par sa voix basse et profonde teintée d’un accent irlandais. Il choisissait chacun de ses mots comme s’il voulait s’en obliger l’économie. Saisi par une crainte instinctive, l’Oxfordien évita de croiser son regard. Le seul moment où il n’avait pu l’éviter, il eut l’impression que cet homme était parvenu à pénétrer au cœur des abysses de sa conscience pour y déchiffrer ses pensées inavouées.

Cyrus Haviland savait s’adapter en fonction de ses interlocuteurs. Il leur disait toujours ce qu’ils souhaitaient entendre, et ce qui servait ses propres intérêts personnels ou politiques. Aussi, n’était-il pas rare qu’il dise une chose aux uns et tout autre chose aux autres. S’il devait être mis en face de ses contradictions, en bon avocat qu’il aurait pu être, il niait farouchement allant jusqu’à trouver une satisfaction certaine à déstabiliser le contestataire, voire à le discréditer. Mais face à ce Lafferty, il lui était étrangement impossible de dire quoi que ce soit, car il semblait déjà tout savoir. Il s’abstint dès lors de méditer sur ses autres secrets. Ils en disaient encore plus long sur sa véritable nature. Il frémit intérieurement.

Lafferty prononça la fermeture de la Bod, la bibliothèque Bodléienne, au grand dam des étudiants, des professeurs et du personnel. Il ordonna le rapatriement de tous les ouvrages d’histoire, de géographie, de littérature concernant Oxford et ses environs, se trouvant dans les bureaux des professeurs, les salles de cours ou dans de petites bibliothèques annexes que quelques vieux enseignants s’étaient appropriés. Ces derniers ne comptèrent pas obéir à cet étranger à leur petit univers jusqu’alors tranquille. Aussi ne s’inquiétèrent-ils de ces ordres que lorsque les policiers vinrent fouiller leurs annexes, ainsi que leurs bureaux et leurs logements personnels. Ils n’eurent pas le temps de substituer le moindre des précieux ouvrages. Lorsqu’ils se plaignirent auprès de lui, le doyen les renvoya chez eux sans discussion possible avant de s’isoler dans ses appartements. Il n’était plus le maître de son Université, juste un locataire dont les nouveaux occupants ne souhaitaient visiblement pas la présence.

Malgré le renvoi de ses occupants habituels, le campus ne resta pas désert. L’officier de police et le directeur ne furent pas invités à partager les mystères que protégeaient jalousement les coloniaux. Toutefois, l’inspecteur remarqua que ces hommes ne s’occupaient pas de poursuivre les pickpockets, ou de régler les querelles de beuveries, les violences conjugales, de mettre fin aux paris illégaux et de fermer les tripots clandestins. Ils les arrêtaient, sans tenir compte de l’importance de leurs délits ou de leurs crimes, les conduisaient dans l’une des salles de Christ Church, les interrogeaient à l’abri des regards, avant de les relâcher en ville. Pour la plupart, du moins. Durant quelques jours, ce fut un incessant va-et-vient de brigands de tous genres, mais aussi d’honnêtes gens, au sein de la prestigieuse institution.

Ainsi qu’une partie de la population d’Oxford, le doyen et l’inspecteur remarquèrent que certains des guerriers provenaient de tribus issues des colonies. Le moins concevable pour les deux notables oxfordiens fut leur intégration aux forces de l’ordre, ou à ce qui y ressemblait, et qu’ils jouissaient des mêmes prérogatives que leurs collègues blancs. Ils transportaient, sans restriction, un arsenal semblant directement sorti de la Tour de Londres durant ses sombres moments.

Aucun de ces étrangers ne chercha à communiquer avec les derniers résidents de l’Université ou avec les habitants de la ville. Haviland pensa qu’ils ne parlaient pas anglais et ne dialoguaient qu’entre eux, dans leur langue d’origine. Une piètre explication qui le laissa satisfait néanmoins.

Le doyen parvint à une conclusion équivalente, avec une immense conviction, parce que cela lui convenait parfaitement. Il ne souhaitait pas adresser la parole à l’un de ces sauvages venus des profondeurs de l’Asie, des déserts d’orient, des savanes africaines, des jungles sud-américaines. Puis il vit débarquer et s’installer à l’intérieur de la cour d’All-Souls-College, les convois de chariots, anciennes propriétés d’un cirque ambulant. Au lieu de fauves, ils retenaient des prisonniers humains, pieds et poings liés par de lourdes chaînes. Ils furent rejoints dans leur prison par les bandits que n’avaient pas libérés les hommes de Lafferty.

D’abord offusqué qu’un tel traitement soit appliqué à des êtres humains, le directeur se ravisa en reconnaissant des criminels notoires parmi les prisonniers : une espionne et un meurtrier. À l’époque de leur “gloire”, la presse les surnommait “La Belle Indienne Sans Pitié” et “Le Croquemitaine”. La première sévissait aux Indes, sa patrie de naissance. De parents anglais, elle avait acquis, très jeune, les coutumes et certaines idées politiques de son pays d’adoption. Les journaux rapportèrent qu’elle avait secrètement épousé l’un des chefs d’une obscure tribu qui s’était ouvertement déclarée contre la couronne et prônait l’indépendance. Initialement arrêtée en tant qu’espionne, elle avait été accusée du meurtre par exsanguination d’une famille de colons, et de cinq soldats. Le Croquemitaine, lui, avait commis ses méfaits en Écosse. Les victimes étaient des enfants enlevés dans leur foyer pendant leur sommeil. Lors de son procès, il s’était cruellement vanté de les avoir cuisinés et mangés.

Le maître des lieux ne se sentit pas seulement horrifié de voir des criminels dans l’une des enceintes de son université, de les savoir si proches de lui. Il s’imaginait de taille à lutter contre eux si cela devait s’avérer nécessaire. Il n’avait pas une allure athlétique avec son ventre qui dans quelques années l’empêcherait totalement de voir la pointe de ses pieds, il était cependant assez grand et large d’épaule. De plus, il pratiquait régulièrement des exercices en plein air comme la marche et d’autres auxquels il s’empêcha, vivement, de penser.

Il fut surtout stupéfié par le fait qu’ils soient toujours en vie alors que, selon la presse, La Belle Indienne avait été officiellement fusillée à Pondichéry, et lui, pendu à Londres. Leur présence, celle des cages à fauves entreposées dans la cour, celle d’un bataillon d’infirmières et de médecins et, pour finir, l’arrivé de sept dignitaires religieux (un abbé, un pasteur, un imam, un rabbin, et curiosité, un chaman peau rouge, un sorcier noir et un moine bouddhiste), tous installés dans les chambres d’internat, n’avaient rien de rassurant. Le doyen y vit un danger auquel le diable ne pouvait être étranger. Il prit peur. Il remplit ses valises en quatrième vitesse et décida sur le vif d’aller passer les prochains jours chez sa sœur. Le temps d’oublier ce qu’il avait vu, ou cru voir. Il ne resta plus que le maître des clés, Vaxent Tenbarts, l’intendant de l’Université, sourd comme un pot, et à moitié aveugle et qui, ayant participé à plusieurs guerres en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique, se fichait comme du premier trou à ses chaussettes de l’agitation régnant sur son empire.

De son côté, Haviland jugea qu’il avait d’autres affaires en cours, certes mineures, en attendant d’en savoir plus sur le sort de ses supérieurs hiérarchiques. Il préférait se tenir loin de cette agitation qu’il regrettait d’avoir contribué à créer.


PROLOGUE 1.3

Loin de cette agitation, Liam Finley, Peter Woodsburry et Tom Roberts se moquaient du diable et de sa cohorte, même s’ils se signaient à leur évocation. Les gamins, respectivement âgés de 13, 12 et 9 ans, remarquèrent effectivement l’apparition de nouveaux policiers et de militaires patrouillant dans les rues de leur ville. Ces derniers ne s’occupant pas d’eux, ils n’eurent donc pas, dans l’immédiat, aucune raison de s’alarmer de leur présence.

L’une de leurs préoccupations habituelles consistait à vider les poches de ceux qui possédaient de l’argent. Œuvrant près des tripots, il leur fallait surtout éviter les “gros bras”, les bandes et les barbillons qui n’hésiteraient pas à leur casser les genoux, à leur couper une main, ou pire. Leur soif d’aventures occupait le deuxième rang de leurs activités. Enfin, leur ultime obsession était celle de tout être vivant : survivre. Ils devaient dénicher à manger, ou de quoi gagner quelques pièces. Honnêtement.

Peter avait généreusement proposé de ramasser des escargots dans le parc du domaine de Pellegrin et de les vendre ensuite au marché. Avec de la chance, des gargotiers et des marchands de soupe les leur achèteraient. Les Anglais appréciaient les escargots sous leur forme alimentaire, les touristes du continent en raffolaient. Au pire, ils s’efforceraient de les manger afin de se remplir le ventre. Ils n’auraient pas à en avaler de grosses quantités tant ils étaient charnus.

La bâtisse des Pellegrin, une construction entourée d’un immense parc arboré s’élevait en bordure de la vieille cité depuis un bon siècle. La localité s’était étendue à l’ouest et au sud. Les propriétés, et les bâtisses construites à la même époque, ainsi que les terres qui les entouraient, avaient été avalées par les zones industrielles, intégrées aux quartiers résidentiels. Elles avaient contribué à l’évolution de l’agglomération, contrairement au domaine de Pellegrin. Aujourd’hui, la cité semblait s’en tenir à distance. Une avenue vide de vie séparait la ville de la propriété. Les oiseaux avaient déserté les arbres la bordant. Les cochers effectuaient un détour, et rares étaient les promeneurs s’aventurant sur cette artère. Son atmosphère pesante et son silence lugubre les inquiétaient.

Il en fallait beaucoup pour effrayer des gamins qui connaissaient la faim, la pauvreté et les aléas de la vie, et qui essayaient mettre du baume sur leur existence en ramassant les magnifiques gastéropodes. Ils entendaient les coquilles craquer sous les semelles de leurs souliers. Ils n’avaient qu’à se baisser et les ramasser dans la bruine épaisse tombée sur Oxford depuis ces derniers jours.

Les gamins en étaient aux deux tiers de leur récolte lorsqu’ils se rejoignirent au pied de l’immense édifice de briques. Elle n’était pas laide comparée aux majestueux édifices de la ville. Elle aurait même pu être rassurante avec ses briques de différents rouges, ses grandes fenêtres, ses arches soutenues par des colonnes, ses balcons, sa verrière, et ses toits tout en rondeurs. Pourtant, elle leur parut plus qu’impressionnante du haut de leurs jeunes années. Certains de ses éléments ne semblaient pas à leur place ou n’auraient pas dû exister leur parut-il. Il y avait quelque chose de déconcertant dans l’architecture de la vieille demeure. Ils ne parvenaient pas à définir en quoi, ni pourquoi. Était-ce le lierre d’un vert très foncé qui la recouvrait ? À cette saison, les feuilles auraient dû être tombées. Ici, elles arboraient une couleur chatoyante alors que le cœur de l’hiver battait avec force.

— ’savez c’qu’on raconte sur c’te bicoque ? demanda Peter Woodsburry sur le ton de celui qui en sait beaucoup sur la chose la plus secrète de l’Angleterre.

Peter était un garçon aux cheveux bruns, au teint maladif et au regard d’un bleu délavé. Il était petit et maigrichon. Néanmoins, les gamins de son quartier ne se seraient pas avisé de lui taper dessus, ou simplement de lui chercher des poux. D’abord, il savait jouer des poings et des pieds. Ensuite, ceux qui s’y essayaient encouraient la vengeance de Liam Finley, plus grand et plus costaud, que les gamins de son âge, et aussi malin qu’un singe.

Liam haussa les épaules. Il avait les cheveux d’un brun sombre, longs et attachés sur la nuque par une ficelle. Les taches de rousseur qui constellaient sa figure soulignaient ses yeux bleus et vifs. Habituellement, il était le plus bavard du trio, mais depuis qu’ils se trouvaient à l’intérieur du parc, il n’avait pratiquement pas dit un mot. En dehors d’avoir chacun une flopée de frères et sœurs, Peter et lui étaient cousins.

Contrairement à Tom Roberts.

Seul et unique enfant, Tom vivait avec son père. Sa mère était morte en lui donnant la vie. Il avait des cheveux blonds, une figure ronde et joufflue, preuve de sa bonne santé, et des yeux aux prunelles d’un marron très doux. Généralement, lorsqu’il s’absentait, des semaines, parfois des mois, son paternel, représentant en matériel agricole, le laissait aux bons soins de la voisine. Tom ne se plaignait pas de sa vie et Ann Donahue n’était pas une méchante femme. Au contraire, s’il avait eu son mot à dire, il aurait voulu que son père se marie avec elle. Souvent, il parvenait à échapper à la surveillance de cette bonne Donahue, trop occupée à vendre ses fleurs, en vue de rejoindre Liam et Peter. Si elle se fâchait à son retour, il trouvait constamment le moyen de lui ramener une babiole qui adoucissait sa punition.

— ’vas nous dire qu’y a des rev’nants dans c’te baraque ? avertit Liam qui connaissait le goût de son cousin pour les histoires d’êtres fantastiques et mythologiques.

— Non.

Tom s’attendit à ce qu’il y ait une suite. Peter n’ajouta rien. Ils restèrent le nez levé à regarder les fenêtres, cherchant à deviner quel genre de fantôme pourrait y apparaître. Tom eut le sentiment d’être observé depuis la lugubre bâtisse malgré le brouillard. Plus ils la contemplaient, plus cette impression se renforçait.

— Alors, qu’est-ce qu’on radote ? insista Liam que le silence inhabituel de Peter intriguait.

— Rien. Parce que ceux qui sont entrés dans c’te bicoque en sont jamais ressortis.

— Ah oui ? Dis pas qu’tu veux y entrer pour vérifier ? Parce que moi, j’croyais qu’on était là pour rafler des cagouilles, et si on veut les écouler avant la fin du marché, faudrait pas qu’on lambine trop.

— Moi, je ne rentre pas dans c’te baraque, lâcha Tom en baissant la tête. On finit ce qu’on a à faire et on s’tire d’ici, fissa.

Peter haussa les épaules.

— ’ai dit qu’on allait s’faire les meilleurs cagouilles d’Oxford, rien d’plus.

— De toute l’Angleterre.

— Quoi de toute l’Angleterre ?

Liam sourit.

— T’as dit : “on va s’faire les meilleures cagouilles de toute l’Angleterre”.

— Et que si on en ramasse assez, et qu’on les vend tous, avant la fin du marché on fera du bénéfice, ajouta Tom.

— Sûr que j’l’ai dit, acquiesça Peter. Et il est pas né c’ui qui m’fera mentir. Et si on fait ça souvent, on sera riche à Noël.

Il ponctua sa phrase d’un clin d’œil et d’un éclat de rire.

Simultanément, ils songèrent qu’être fortunés devait être très agréable, mais ce labeur ne les rendrait pas immensément riches. Au moins, il ne leur demandait pas de gros efforts.

Ils convinrent de se séparer pour terminer le ramassage et, de se rejoindre devant la grille du domaine d’ici une trentaine de minutes.

La moitié de ce temps passée, Tom remarqua que le brouillard était devenu plus intense. Il balança son sac de toile plein à craquer par-dessus son épaule. Il ne pourrait contenir plus d’escargots sans se fendre. Le garçon remonta lentement l’allée de graviers humides qui entourait de la demeure. Un crissement le stoppa net. Devant lui, une ombre apparut. Elle se situait à cinq mètres environ. Il mit un court moment à reconnaître la silhouette de Liam à travers le brouillard. Il soupira et se remit en marche vers lui.

À cet instant qu’il perçut les voix.

Pas vraiment des voix… Plutôt des chuchotements.

Il rejoignit Liam. Lui aussi avait les entendus.

— J’croyais que Peter était avec toi, s’étonna celui-ci.

— Bah, tu vois, il est pas là.

Un frisson parcourut le dos de Tom. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il avait continuellement le sentiment d’être surveillé. Il essaya d’écouter ce que disaient les murmures… Il parvint à saisir de vagues mots : joufflu… nuit… petit… Je les veux… Je veux ses dents… Petites dents…

Liam lui donna un coup de coude dans les côtes qui le sortit de sa léthargie.

— On dirait qu’une aut’équipe veut nous piquer not’business… La clique à Johnny Eccleston, j’te parie. Ils essaient d’nous faire peur et d’nous piquer not’butin… Va falloir qu’on leur fasse savoir : ici, c’est chasse gardée. Propriété privée. Va chercher Peter… Pendant c’temps, j’essaie de voir si y a moyen d’avoir l’dessus.

La frayeur de Tom descendit d’un cran. La bande de Johnny Eccleston ne figurait au premier rang de sa liste de souhaits, mais aucun de ses membres ne ressemblait à un esprit frappeur.


PROLOGUE 1.4

TIl avait aperçu Peter plus tôt, près de la fontaine. Il marcha dans sa direction d’un pas léger et discret, quoique moins assuré qu’il l’aurait souhaité. Il entendait constamment les chuchotements et les rires grinçants. Ils ressemblaient à des murmures étouffés. Il buta contre un obstacle. Pas un caillou, il en fut certain, et tomba le nez dans un mélange gravillons et de terre envahis d’herbe humide et froide. Son sac de toile passa par-dessus son épaule.

Il se releva, jurant à voix basse, replaça sa casquette sur sa tête et tourna sur lui-même pour comprendre ce qui l’avait fait chuter. Il vit le grand panier en osier de Peter, totalement renversé, vidé de son contenu. Tom commença à ramasser les mollusques éparpillés dans les cailloux humides. Ils tentaient de se carapater, lentement, mais sûrement. Il tira son propre sac à côté du panier avant de secouer sa veste trempée et terreuse. Un bruit sinistre, pareil à une mâchoire qui se referme sur le vide, à des godillots écrasant des coquilles d’escargot ou une tige de bois sec qui se casse, l’incita se redresser avec vivacité. Le bruit provenait de la fontaine… Là où il avait vu Peter, la dernière fois.

— Peter ? souffla-t-il faiblement, effrayé.

Son appel se répéta tel un écho, anormalement déformé, car il n’y reconnut pas sa propre voix. Cela provenait de la fontaine…

Retenant son souffle, Tom avança, lentement, aussi silencieux qu’un écureuil. L’eau sombre du baquet de la fontaine était gelée et la glace, opaque, gercée, légèrement sillonnée en creux par le sang encore chaud. Tom en conclut que l’animal auquel il avait appartenu était mort récemment. Il devait aussi être sacrément gros, car il y avait beaucoup de sang. Des éclaboussures sur la surface de la glace et sur la pierre, accompagnaient une ligne sanglante montant le long la sculpture qui surplombait la fontaine. Celui qui l’avait construite avait voulu représenter une sorte d’enchevêtrement de plantes exotiques. Au sommet, surgissait la tête d’un lion rugissant, la gueule grande ouverte et réellement sanguinolente. Un truc bizarre semblait enroulé autour de l’une des canines de pierre. La sculpture et la fontaine étaient adossées au mur nord de l’habitation. Dans la gueule du lion, se trouvait une cavité d’où la source aurait dû couler. Une bestiole s’était sûrement installée au fond de la canalisation. Elle y cachait ses réserves et évacuait les surplus de ses repas d’une manière ingénieuse. Quel genre de bête était-ce là ?

Tom eut beau se dire que sa peur était irraisonnée, il aurait quand même souhaité que Liam, ou Peter, soit à ses côtés.

Il grimpa, tant bien que mal, sur le rebord de la fontaine, attentif à ne pas mettre les mains dans le sang. Il s’assura qu’il pouvait marcher sur la glace sans la briser. Il se supposa léger. Néanmoins, il préféra en avoir la certitude et la testa en tapant du pied. Son instinct hurla désespérément qu’il commettait une bêtise, et qu’il la payerait cher. Ce fut plus fort que lui. Il pensa à Liam qui les attendait. Pas question de le rejoindre sans Peter. S’ils devaient se battre face à Johnny Eccleston et son équipe, trois ce serait mieux que deux. Liam ne se jetterait pas au sein d’une bagarre en étant certain de la perdre. Dans l’immédiat, Tom avait une excuse, et une excellente raison de rester ici : Peter repasserait sûrement au moment de prendre son panier…

Il faisait maintenant face à la gueule béante du lion. Si le fauve avait été vivant, il lui aurait trouvé une haleine de poney. Il n’empêchait… S’il n’était qu’en pierre, ça puait pire que dans un trou à rats.

Il tendit la main vers l’objet de sa curiosité, recroquevillé autour de l’unique canine encore entière du lion. Ça semblait vivant, ou frais, épais, charnu et sanguinolent. Il ne parvenait pas à le définir autrement que comme un bout de viande crue. Il devait le saisir afin de l’observer de près.

Sa main dévia légèrement. Il venait de sentir quelque chose sous son soulier. Il baissa le regard et vit trois petits cailloux blancs maculés de sang. Non… Pas des cailloux… Dans son esprit, le mot “dent” se fraya un chemin. Il se baissa et les ramassa. Oui… C’était des dents, pas les crocs d’un animal de chair et d’os, ni les ratiches que le lion de pierre avait perdues… Il les fit rouler au creux de sa main. Puis il observa avec circonspection la canine du lion, là où s’enroulait ce qui avait attisé sa curiosité. Il prit prudemment l’objet. Il était mou, moins qu’une grosse chenille cependant, et tiède. Il la porta à hauteur de vue.

Il faillit la lâcher lorsqu’il comprit ce dont il s’agissait. Il ne put amorcer son geste à cause des deux lueurs argentées qui s’illuminèrent à l’intérieur de la gueule béante du lion de pierre. Il se sentit incapable de bouger, tétanisé par la peur.

Un “visage” qu’il ne parvint pas à définir, sur le moment, que par ses grands globes oculaires remplis de mercure irisé, vides de pupille, sortit de l’obscurité. Tom ouvrit la bouche. Il hurla de frayeur lorsque la tête grise, telle de la cendre, imberbe, s’extirpa de la cavité, un cou malingre, des épaules décharnées et de longs bras osseux, terminés par de petites mains aux doigts crochus suivirent. L’étonnant gnome hurla à son tour. Ses vociférations ressemblaient aux grouinements d’un cochon sur le point d’être égorgé. Sa bouche s’ouvrit de façon démesurée découvrant quatre rangées de crocs blanc neigeux, partagées entre le haut et le bas de la mâchoire. D’autres tapissaient son palais et sa langue, ou ce qui ressemblait à une langue. L’horrible farfadet lui arracha des mains ce qu’il avait pris pour un être vivant et qui était… un petit doigt. Elle se renfonça dans le trou… Son trou.

Effrayé par la créature qu’il venait de voir, Tom lâcha les quenottes qu’il tenait encore au creux de son poing gauche et recula, pris de panique. Il patina dans la traînée de sang et partit à la renverse.

Couché sur le dos, par terre, devant la fontaine, il comprit que l’affreuse créature venait de lui dérober le doigt de Peter. Sa conscience essaya de contrecarrer cette pensée pour ne pas sombrer. En vain. Où se trouvait le reste de son ami ? À l’inverse de ce qu’il imagina d’abord, rien à part la goule de l’enfer n’était sorti du trou… Au contraire… Elle l’avait vidé de son sang, ce sang dans lequel il était en train de patauger, et elle s’était débrouillée pour y engouffrer son ami, de force… et le boulotter.

Tandis qu’il s’efforçait de garder en mémoire cette conclusion malgré le chaos qui menaçait de l’anéantir, il se releva à nouveau et courut, sans réfléchir, vers l’endroit où devait se trouver Liam. Il se sentait mal. Ses jambes lui faisaient l’effet d’être en coton, et ses pieds en plomb. Il repensa que la gargouille l’avait touché en reprenant la dent. Il avait eu l’impression d’avoir été égratigné par une branche morte. Pourtant, elle avait dû le contaminer, l’empoisonner… Une maladie mortelle… Bientôt, ses os se casseraient, s’effriteraient… Elle avait enfourné Peter dans l’étroite cavité grâce à cela…

Il se souvint des longs doigts noirs, griffus et secs du rejeton de Satan. Sa main ne lui avait pas semblé plus grosse que la patte d’un chat, mais avec des griffes infiniment longues. Tom sentit monter un haut-le-cœur. Il ne voulait pas finir dans un trou, les os brisés.

Il retrouva le panier de Peter et son sac de toile. Cette fois, il évita instinctivement l’obstacle malgré sa panique. Il s’arrêta et regarda autour de lui. Il voulut appeler Liam, seulement aucun son ne sortit de sa gorge. Ce qui lui sauva sûrement la vie, mais il n’en prit conscience que bien des années plus tard. Il entendit des sanglots à peine couverts par les susurrements… De nouvelles voix. Elles étaient plus nombreuses. Tom marcha lentement en direction des chuchotements et des gémissements. À travers la brume, il vit une forme mouvante sur le sol devant lui.

Il s’approcha, franchissant chaque voile de brouillard qui le séparait de l’ombre. Mais elle n’était pas seule. Elle était une multitude de petites silhouettes obscures. Elles bondissaient sur Liam, pareilles à des singes facétieux, et affamés, tirant ses cheveux et ses vêtements, griffant ses joues, arrachant des bouts de chair, bouffant le lobe de ses oreilles, lapant le sang qui coulait de ses plaies profondes, grognant avec rage.

Assez près, il distingua d’autres goules, aux faces grimaçantes, pareilles à celle de la fontaine. Comparées à Liam, elles étaient petites. Un pied, ou deux. Dix, si on leur étirait les bras et les jambes jusqu’au bout des griffes. Dix, ce devait être le nombre de gargouilles s’acharnant sur leur victime. Tom avança d’un pas vers lui. Il voulait secourir son ami. Il ignorait de quelles manières y parvenir. Son esprit, paralysé par cette vision d’horreur, refusa de lui en donner le moyen.


PROLOGUE 01.5

Un des diables vit Tom et bondit du dos de Liam en direction de sa nouvelle proie. Elle atterrit avec souplesse entre son ami et lui. Elle le regarda avec ses grandes billes argentées. Elle sentit qu’il représentait un risque à l’égard de ceux de son espèce, car elle amorça un sifflement entre ses dents…

Avant qu’elle puisse donner l’alerte, et que ses forces l’abandonnent définitivement, Liam parvint à se traîner jusqu’au gnome. Au prix d’un dernier effort, il lui saisit l’une de ses deux pattes et tenta de se servir de la créature pour faucher les autres monstres. En vain. Alors, de son autre main qu’elle chercha aussitôt à mordre, il lui serra le cou et la retourna tête vers le bas. Il l’écrasa de toutes ses dernières forces dans sol caillouteux.

Le craquement des os du diablotin s’imprima durablement dans l’esprit de Tom.

Cela sembla être facile, autant que briser la tête en porcelaine de l’une de ces poupées de chiffon dont les petites bourgeoises ne se lassaient pas. Voyant le sort réservé à l’un des leurs, les gnomes s’acharnèrent davantage sur leur proie. Tom distingua la figure de son ami ensanglanté, tordue de douleur. Il vit ses lèvres fendues articuler un mot à son intention, puis de sa main libre, l’autre tenant toujours le gnome, il exécuta le signe qu’ils utilisaient lorsqu’ils se cachaient des condés ou d’une bande rivale et ne pouvaient se parler de vive voix. Il disait clairement « Va-t’en ! Fuis ! ».

Tom hésita à peine une seconde avant de détaler. Il courut vite, car sa vie en dépendait. Il entendit encore les chuchotements. Ils lui embrouillèrent le cerveau. Puis, ils disparurent lorsqu’il traversa l’avenue. Il prit alors conscience que, durant les attaques, ni Peter ni Liam n’avaient crié. Qu’est-ce qui les en avait empêché ? Les démons leur avaient-ils pris leur voix ?

La rue était déserte… Personne pour les aider… Il entra dans la ville… Il continua à courir sans voir âme qui vive. Il glissa sur les pavés, s’écorcha les genoux et les paumes des mains. Il se releva et recommença à courir. Il n’entendait plus les murmures. Pourtant, il sentit inconsciemment que jamais ils ne le quitteraient. Peter disait que personne n’avait pu raconter ce qui arrivait à ceux qui pénétraient dans la demeure parce que personne n’en sortait. Jamais. Les goules ne laissaient aucune trace de leurs actes malfaisants. Liam ne pouvait pas être sauvé. Quant à lui, tôt ou tard, elles le retrouveraient… Cette idée le terrorisa et eut raison de son esprit vacillant.

Il fut soudain arrêté par un mur, de plein fouet. Il voulut s’écarter, mais il se sentit soulevé du sol… Une poigne puissante. Il sentit son cœur dérater lorsqu’il vit la figure sombre au niveau de la sienne. Ses yeux laiteux aux pupilles ambrées… Il hurla quand la face ténébreuse sourit de toute sa denture d’une blancheur éclatante. À bout de forces et de nerfs, il finit par s’évanouir de terreur et d’épuisement.


Trois jours plus tard, un grand homme aux larges épaules légèrement voûtées se tenait debout au pied de la vaste habitation de la propriété Pellegrin, moins impressionnant qu’elle l’avait été. Il paraissait engoncé dans son manteau noir. Le domaine, lui, ressemblait à un territoire ravagé par la guerre avec ses fenêtres descellées dont les rideaux en lambeaux depuis longtemps pendaient lamentablement par les excavations à ciel ouvert. Les murs des façades étaient éventrés. Des parties entières manquaient. À l’intérieur, chacune des pièces semblait avoir implosé. Quant au parc, il n’en restait guère qu’un vaste champ labouré, constellé de fosses profondes et veiné de tranchées boueuses d’où s’échappaient des volutes de fumée. Les végétaux, débités en rondelles, étaient incinérés dans des fourneaux installés au milieu du boulevard. Au-delà de la rue, le trottoir était noirci d’amateurs de faits divers venus en nombre malgré le temps peu charitable. Quelques-uns, parmi eux, auraient pu être tentés de voler du bois en guise de chauffage. Ils s’en abstinrent. Ils ne tenaient pas à fréquenter le diable de près, encore moins à lui offrir le gîte et le couvert.

— Lafferty ?

L’interpellé sembla sortir d’une profonde méditation en voyant son nouveau lieutenant, Dorcas, un Anglais, approcher.

Vêtus de manière analogue, les deux hommes pouvaient être difficilement identifiés de loin. Toutefois, confondre Lafferty avec qui que ce soit était impossible. Il était plus grand que la moyenne des hommes qu’il dirigeait, plus âgé que ses subalternes et plus expérimenté que chacun d’entre eux. Distance, réserve ou pudeur, il n’avait exprimé aucune émotion face aux horreurs, au moment de leur découverte, dans les tunnels qui traversaient le domaine.

Dorcas, avec son visage poupon, aurait pu être son fils, mais ils n’entretenaient ni ressemblance physique, ni affinité psychologique. À la surface du regard bleu azur de l’anglais brûlaient les feux de la colère et du fanatisme. Il possédait la fougue et la révolte de sa jeunesse et il croyait profondément en sa mission.

Le regard de Lafferty était serein et averti. Il avait vu tant d’atrocités ces dernières années.

— Combien ? demanda-t-il d’une voix profonde et mesurée.

— Nous n’avons pas encore compté les animaux, sûrement des milliers, mais nous avons déjà découvert une centaine de dépouilles humaines… Enfin ce qu’il en reste… Je ne comprends pas… Personne ne s’en est rendu compte…

— Ces disparitions s’étalent sur deux siècles au moins. Poussée par la faim ou l’idée qu’elles pouvaient agir impunément, elles se sont enhardies et ont commis leurs premières erreurs.

— Les seules parties qu’ils ne dévorent pas sont les os de la tête. Elles se contentent de les nettoyer. Allez savoir pourquoi.

— Ils ont gardé les crânes en guise de trophées, j’imagine.

Cette évocation arracha une grimace de dégoût au jeune homme.

— Ils les ont exposés, devina-t-il. Dans leur salle du trône, il y en avait du sol au plafond.

— Ça leur ressemble.

— Saloperies de bestiaux… J’espère qu’on les a tous eus.

— Vous feriez bien de vous en assurer, répondit Lafferty. Nous reste-t-il des leurres ?

— Quatre, Monsieur. L’Indienne… Enfin ce qu’il en reste… Et quatre types ramassés la nuit dernière. Des écorcheurs de bovins.

Lafferty s’accorda un instant de réflexion avant de répondre. Il répugnait à se servir des femmes. Mais traîtresses ou meurtrières, ou les deux, elles devaient rembourser leur dette à la société. L’Indienne, en était-elle quitte avec ses infirmités permanentes ou mourrait-elle comme Le Croquemitaine ? Quant aux voleurs et aux écorcheurs, qui connaissait les raisons de leurs larcins ? Au sein de cet univers, la faim et la misère poussaient au crime des hommes humbles et honnêtes.

Il n’avait pas choisi les condamnés. Les autorités officielles lui avaient remis ces seuls appâts sur les ordres de la reine et de son Premier ministre. Si ces individus, par leur sacrifice involontaire, sauvaient des millions de vies, leur fin se justifiait plus que leur existence. Telle était l’opinion de sa reine, et donc la sienne.

— Mettez-les dans les cages et vérifiez que les Ke-lings survivants puissent y entrer facilement sans soupçonner qu’il s’agit d’un piège.

— Ce ne sera pas difficile. Nous avons pourchassé les créatures partout et nous les avons effrayées. S’il en reste, elles doivent être en colère et affamées, et elles deviendront imprudentes.

Lafferty ne releva pas et poursuivit sur un ton las.

— Arrangez-vous pour rendre vos pièges irrésistibles. On ne sait jamais.

— Entendu.

— Combien avons-nous tué de bestioles ?

— À peu près 4500. C’est le nid le plus important que nous ayons détruit jusqu’à présent. Ils avaient construit l’essentiel de leur forteresse sous le domaine. Les rabatteurs et les sentinelles vivaient en surface, à l’intérieur du manoir et dans les arbres.

— Si nous pouvons désigner cela comme un manoir. Il y a longtemps que ce terme lui est inapproprié. Ils se sont servis des pièces de leur vaisseau afin de remplacer les parties de la bâtisse qui n’ont pas résisté à l’usure du temps et des intempéries… Ou à leurs indélicatesses. Ces “bestiaux”, ces “créatures” selon vos mots, Dorcas, sont semblables à une meute de ratiers dans une cristallerie. Je m’étonne que nous ne les ayons jamais repérés jusqu’à ces derniers jours. J’imagine que les propriétaires des lieux ne sont plus de ce monde.


PROLOGUE 1.6

Dorcas jubilait intérieurement. Il ne pouvait pas manquer l’occasion de briller devant cette illustre figure du CENKT.

— Granville s’est renseigné sur le sujet. Le fief était la propriété d’un Français : Rodolphe Pellegrin du Bois-Terreau. Il s’est volatilisé au moment de la Révolution française. Néanmoins, d’après les archives de la police, il y a eu de nombreuses disparitions de domestiques du temps où il vivait ici. Les enquêteurs ne sont jamais parvenus à prouver que des crimes avaient été commis. Le bonhomme avait la réputation de maltraiter son personnel. Certains domestiques ont pu partir sans demander leur solde. Les disparitions se sont multipliées dans la région après le départ de Pellegrin pour la France. Par conséquent, elles ne pouvaient être de sa responsabilité. Elles touchaient les humains, de l’enfant en bas âge au vieillard impotent, et les petits animaux. La rumeur a commencé à évoquer cet endroit comme maudit et démoniaque au début du siècle. Quant à moi, je ne pense pas que le propriétaire ait été victime de la Révolution. Pourquoi risquer sa vie en retournant en France ? Il y a fort à parier que lorsqu’il n’a plus été en mesure de les fournir en viande fraîche, les Ke-lings se sont retournés contre lui. À moins qu’il ait eu plus peur d’eux que de la guillotine. Tout est possible, évidemment, avec ces fichus français.

Lafferty ne releva pas l’ironie de son subordonné.

— Cela signifie que les Ke-lings sont installés dans la propriété depuis au moins cent ans. Nous venons probablement d’anéantir la colonie-mère, la dernière sur la Terre.

— Monsieur ? Où irez-vous après cette mission ?

Lafferty n’eut pas à réfléchir pour répondre.

— Dans les Alpes, avec mon équipe. Il semblerait que nous ayons affaire, là-bas, à un ennemi au moins aussi intelligent que l’être humain, peut-être plus : une tribu de Blanka edrojs.

— J’aurais aimé vous accompagner.

Il savait qu’il n’était pas suffisamment entraîné pour cela. C’était le genre de mission pour laquelle les plus aguerris, comme Lafferty, étaient entraînés toute leur vie durant : supprimer ce qui menaçait le monde et l’Humanité.

Il poursuivit néanmoins, histoire de tenter sa chance, au cas où Lafferty lui proposerait un voyage du côté des Alpes :

— J’aimerais beaucoup voir à quoi ils ressemblent vraiment. On dit qu’ils refusent qu’on les appelle Blanka edrojs, “Faces d’albâtre” parce que ça les rapproche trop des humains. Ils préfèrent se nommer Yamnas, ou Yam-nas, entre eux… D’après les documents que j’ai pu lire à leur sujet. En ce qui concerne les Ke-lings, je me demande ce qu’ils avaient en tête ?

Lafferty sourit. Il voyait où son collaborateur voulait en venir.

— Vous êtes jeune, et la chasse aux monstres est nouvelle pour vous. Ne leur donnez pas plus d’intentions qu’ils n’en ont, mais ne les sous-estimez pas non plus. Voyez les Ke-Lings : ils ont simplement commis l’erreur de s’attaquer à des gamins dont les familles sont implantées en ville depuis des années et de laisser l’un d’entre eux s’échapper. Ces gens n’auraient pas accepté que la mort de leurs enfants reste impunie. Sans notre présence, des émeutes auraient éclaté un peu partout dans la ville à cette heure… Il y aurait sans doute d’autres morts, mais les Ke-lings auraient pu continuer leurs méfaits durant des années sans être inquiétés.

— Sauf votre respect, monsieur, toutes les créatures ne sont pas mauvaises. Les Blanka edrojs, par exemple, vivent à l’écart des humains et ne cherchent pas à…

— Nous ignorons ce qu’ils sont capables de faire, ou ce qu’ils ont pu faire, le coupa Lafferty. Comme les Ke-Lings jusqu’à ces derniers jours. Allez dire cela à leurs victimes, et aux familles de celles-ci. En particulier à celles des gamins qu’ils ont désossés il y a trois jours, ou à Tom Roberts. Le gosse ne recouvrira jamais la raison et passera le reste de son existence dans un asile psychiatrique. Ousmane, le soldat qui l’a attrapé, se rend à son chevet matin et soir. Il dit qu’il a chassé les incubes et les images de mort de sa tête. Mais il ne peut alléger plus sa souffrance.

Lafferty avança de quelques pas en direction du parc anéanti. Il concevait les scrupules du jeune chasseur. Il en avait éprouvé au début. Cela lui semblait si loin. Il ne doutait pas que la moindre hésitation coûterait des vies. L’anglais l’apprendrait à son détriment s’il continuait à le nier. Il ne pouvait rien face à cela.

— Certaines espèces semblent inoffensives, poursuivit-il. Qui peut en avoir la certitude ? Comment savoir si ce n’est pas en vue de s’emparer de notre planète et d’asservir l’humanité, ou de la détruire ? Nous ne pouvons appréhender la menace que lorsque nous y sommes confrontés.

— On ne peut pas dire qu’elles aient un aspect sympathique.

— Parce que, selon vous Dorcas, l’habit fait le moine ?

— Non. Non… Évidemment, se défendit le jeune homme.

— Les Ke-lings ont assassiné de nombreux êtres humains, et sûrement davantage d’animaux. Ils sont des prédateurs. C’est leur nature de tuer. Nous ne pouvons tolérer qu’ils viennent modifier l’ordre établi de notre société, celui de notre chaîne alimentaire. Préalablement, il y a eu les Toppees, et avant eux, les Malluts, d’autres Ke-Lings et des créatures solitaires au cours des siècles passés. Des naufragés que leur crainte des hommes a poussé à tuer. Éventuellement des éclaireurs venus étudier le meilleur moyen d’éradiquer ce qui vit sur la Terre ou d’en exterminer les dominants, nous, et prendre notre place. Que sais-je ? Nous sommes le dernier rempart… le seul, face à ce genre de danger, et nous ne devons pas remettre en cause la légitimité de notre mission. Ne dormez-vous pas mieux en sachant que les menaces réelles sont éradiquées, et que les potentielles sont neutralisées, placées sous haute surveillance ?

Le jeune homme ne répondit rien.

— Ne dormez-vous pas mieux ? insista Lafferty en élevant le ton.

Ce qui n’était pas son habitude.

Son interlocuteur sursauta.

L’instant suivant, l’irlandais se retourna vers son collaborateur toujours surpris par son brutal changement d’humeur. Il avait un regard dur, et son visage affichait une volonté implacable.

L’anglais ne battit pas en retraite.

— Non, monsieur. Pas depuis que je sais qu’il existe une autre réalité. Je ne cesse de me demander quand l’un de ces fichus explorateurs, aventuriers, archéologues, ou je ne sais qui, tombera sur l’un des camps d’expérimentation du CENKT, ou dénichera un artefact non terrestre qui attirera au mieux des curieux, au pire de nouveaux visiteurs, ou bien déclenchera une pandémie en entrant en contact avec une créature infectée par une maladie inconnue. Je ne cesse de me demander quand nous devrons affronter l’invasion contre laquelle nous ne pourrons pas lutter, et ce que ces envahisseurs nous feront lorsqu’ils apprendront le sort réservé à ceux qui les ont précédés. Et je ne cesse de me demander ce que dira l’opinion publique lorsqu’elle découvrira… Nous pardonnera-t-elle de l’avoir tenue dans l’ignorance ? Non, monsieur, je ne dors ni beaucoup, ni bien.

Lafferty avait écouté, le visage impassible. Il connaissait les craintes de Dorcas parce qu’elles avaient été les siennes. Elles l’étaient toujours.

— Chaque menace en son temps. S’ils comprenaient ce dont nous sommes réellement capables, ils n’essaieraient pas de nous envahir. Vous devriez passer un moment avec notre scientifique. Une discussion avec lui vous remonterait le moral. Il a des théories intéressantes sur l’évolution de la vie. D’après lui, nous ne devons pas craindre l’avenir si nous avons une idée de ce qu’il peut nous réserver. Nous le pouvons en étudiant le passé et le présent. Il pense que nos “invités” peuvent nous en apprendre énormément, sur eux, et sur nous. Vous pourriez lui apporter personnellement les spécimens de Kelings que nous lui avons réservé pour ses études.

Dorcas allait se retirer. Lafferty le retint d’une main solide posée sur son épaule :

— Assurez-vous personnellement, cette fois, que ces spécimens soient bien morts. Quand il aura terminé, brûlez les dépouilles, mettez les cendres à l’intérieur d’une boite scellée et rapportez-la, personnellement, au Fort.


(À suivre…)
Dernière modification par Ihriae le 17 sept. 2019, 09:51, modifié 1 fois.
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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Prologue 2.1



30 mars 1875 du calendrier grégorien. Londres, Grande-Bretagne. Terre.

— Tu sais, sur certaines planètes, je suis considéré comme un dieu ?

La fillette aux longues nattes rousses secoua la tête, tandis que la femme de chambre aidait le dieu en question à se redresser dans son lit pour lui arranger ses oreillers. Heureusement pour elle, elle était aussi sourde que muette. Sans quoi, elle aurait refusé de pénétrer dans cette chambre et d’être en présence du pire païen de sa connaissance depuis longtemps. Ne serait-ce que parce que pour elle, qui allait à l’église tous les dimanches, il ne devait exister qu’un seul et unique Dieu tout-puissant.

L’enfant reporta son attention sur sa bottine qu’elle relaça tranquillement. Elle lissa sa jolie robe du dimanche. Enfin, elle le regarda avec curiosité. Sa petite bouche rose se tortilla un court instant, cependant aucun son n’en sortit. Ses pupilles noires, semblant déjà déborder dans un iris marron, se dilatèrent encore tandis que ses paupières se refermaient légèrement. Elle le jaugeait. Elle l’avait souvent fait ces derniers jours. Il lui avait raconté tant de récits invraisemblables à propos des déités, et des histoires de héros qu’il prétendait avoir connus. Tout n’était pas possible. À commencer par l’existence des divinités. Des contes pour effrayer les gamins tournant mal et les vieilles bigotes, disait l’oncle Charles. À chaque fois, la tante Emma le reprenait doucement. Elle, du haut de ses quatre années de petite humaine, presque cinq, elle devinait que de divinité, seule ou multiples, il n’y en existait plus. Cela ne signifiait pas qu’il ne demeurait rien ou personne.

Et si les dieux existaient encore, cet être mal en point, n’en faisait pas partie. Les divinités ne pouvaient pas mourir. Ni souffrir comme il souffrait. Elle avait vu les plaies de son dos. L’une d’entre elles, ancienne et apparemment cicatrisée, laissait supposer qu’un pieu ou une lance lui avait traversé la poitrine. D’autres, plus impressionnantes, ressemblaient à des marques de flagellation. Faites avec un fouet aux lanières de braises. Il en résultait de profondes entailles écarlate et purulentes qui tracassaient Darwin.

Il ne s’était pas montré aussi soucieux depuis le jour, pas si lointain, où Emma et lui l’avaient recueillie. Évidemment, il ignorait qu’elle avait ressenti leur inquiétude. Un après-midi, au cours des jours suivants, elle les avait entendus parler avec des représentants de l’ambassade anglaise et des policiers. Elle se souvenait de ces individus aux costumes en lin clair. Une énorme moustache, rousse pour l’un, brune pour l’autre, barrait leur figure cramoisie par le soleil syrien. Ils transpiraient à grosses gouttes comme si toute l’eau contenue à l’intérieur de leur organisme essayait de s’en échapper. Ils posèrent des questions à son sujet. Des ouvriers du chantier archéologique juraient l’avoir vue, dans la crypte, avant son effondrement. Même les employés de l’hôtel étaient persuadés qu’elle se trouvait sur le site archéologique. Pourtant, personne n’expliquait l’avoir découverte endormie dans la chambre de ses parents. Les enquêteurs ayant achevé leurs investigations concernant l’accident dont ses parents avaient été les victimes. Ils avaient conclu à un affaissement accidentel des catacombes. Les dépouilles des archéologues reposaient sous plusieurs tonnes de pierres. D’autres éboulements probables menaçaient l’ensemble du site. Les conditions de déblaiement semblaient compliquées, voire impossibles.

Avant de les quitter, les agents autorisèrent les Darwin à ramener la fillette en Angleterre. Ils leur conseillèrent de raconter à leur protégée que ses parents avaient dû partir en urgence sur un autre site archéologique, ou bien en voyage dans un endroit où ils ne pouvaient l’emmener. Ils ignoraient qu’ils ne seraient allés nulle part sans leur enfant. Mais elle ne les détrompa pas. Elle n’avoua jamais à qui que ce soit que celle-ci était morte sous la terre et les lourdes pierres antiques.

Mieux valait en rester à la seule version connue et acceptée : elle avait été trouvée endormie dans le lit de ses parents, dans la suite de ce grand hôtel où descendaient les Européens de passage. Le médecin venu l’examiner lui avait décelé une légère fièvre. Son état permit aux enquêteurs de supposer qu’elle était restée dans la chambre pour se reposer et guérir. Les employés du chantier, comme ceux de l’hôtel, vaquant à leurs occupations, n’avaient pas pu voir l’enfant avec ses parents. Ils ne pouvaient qu’avoir confondu le jour de l’accident avec l’un des précédents.

La réalité s’avérait différente.

Sale, poussiéreuse, les vêtements déchirés, les cheveux emmêlés, elle s’était réveillée dans une chambre, ignorant qui elle était, comment elle y était parvenue, et sans mémoire des instants précédents. Après s’être toilettée à grandes eaux, mis des vêtements propres, elle avait jeté ceux abîmés dans un sac relégué au fond d’une armoire. Elle avait attendu la nuit pour le jeter, lesté d’une pierre, dans d’un puits loin du palace, certaine que personne ne le retrouverait. Ensuite, elle était retournée dans la chambre, anormalement épuisée, le corps frissonnant, décollé, désolidarisé de l’esprit de la fillette qui l’avait habité. Son âme était une page blanche… Elle s’était endormie, à la façon d’un nouveau-né qui trouverait dans le sommeil les forces régénératrices nécessaires au développement de son corps et de sa conscience.

Cette pensée n’appartenait pas à l’enfant… Elle provenait de celle qui avait pris sa place. Elle se souvenait de sa douleur et de son énergie à survivre, à s’accrocher à cette fragile enveloppe qui allait devenir la sienne pour les années à venir. Où se trouvait-elle juste avant ? Elle se souvenait vaguement d’un autre monde, d’une autre époque, lointaine, puis de l’obscurité d’une tombe. Rien de plus, si ce n’était l’absence de peur, comme s’il s’agissait d’un acte naturel ou d’une décision volontaire. Elle avait bataillé pour s’ancrer dans ce corps et pour que le cœur de cet organisme si frêle, si fragile continue à battre. Enveloppée de cette chair qui peinait à se réchauffer, elle lui avait fait don de sa propre énergie, ou de ce qu’il en restait. Elle s’était scellée au fantôme de l’âme qui l’avait quitté. Elle oublierait tout. Jusqu’au moment où, enfin, elle devrait accomplir sa mission. Elle en avait l’étonnante certitude. De cette existence, elle ne garderait guère plus de souvenirs que la précédente, lorsqu’elle se glisserait dans une nouvelle enveloppe. Mais pas avant longtemps…

À cet instant, elle se sentait faible, pas encore habituée à sa physiologie juvénile et à ses fonctions. Elle devait reprendre des forces. Du temps serait nécessaire pour qu’elle adapte à son nouvel environnement, pour juger du chemin parcouru et évaluer celui qu’il restait à effectuer. Il lui faudrait établir une stratégie et préparer les prochaines étapes de la translation. Elle devait être impérativement semblable aux humains de cette planète, de cette époque, et non être une revenante, un spectre dans une enveloppe étrangère. Le langage était une de ces fonctions essentielles pour y parvenir, et difficiles à acquérir.

Ce n’était pas qu’elle ne voulait pas parler. Elle ne le pouvait pas. Elle avait essayé, mais sa gorge refusait d’obéir. Les mots restaient coincés à mi-chemin entre son cerveau et ses cordes vocales. Elle se souviendrait longtemps de la douleur… de sa gorge enflammée… Ce mal s’ajoutait à la crainte de ne pas pouvoir faire vivre son nouvel organisme et de ne pas lui survivre. Il fallait simplement comprendre de nouveau le mode d’emploi de la machine complexe, de cet instrument neuf, si délicat et sensible. Le faire fonctionner ne devait pas être si compliqué. Elle avait tant de choses à préparer dans cet univers. Elle avait oublié lesquelles, mais elle s’en rappellerait l’heure venue. Comme avec ce corps, elle était en territoire inconnu.

Dans pareilles conditions, difficile de s’exprimer avec les humains de son âge. Les Darwin ne l’envoyèrent donc pas au pensionnat dans lequel ses parents l’avaient inscrite. L’oncle Charles et la tante Emma repoussèrent aussi l’idée de la placer dans une institution spécialisée comme le préconisa un médecin. Et, si elle refusait de parler, au moins elle savait écouter, et apprendre. Ils n’en doutèrent pas un instant.

(Suite Prologue 2.2)



Prologue 2.2

Depuis que L’Étranger avait élu domicile chez les Darwin, elle allait régulièrement le retrouver dans sa chambre lorsque la femme de chambre s’y rendait pour y faire un peu de ménage après lui avoir déposé son petit-déjeuner sur la table de chevet. Ou en fin de matinée, au laboratoire du vieux scientifique avec lequel il avait de longues discussions. Ou encore à l’orangerie l’après-midi après sa sieste. Elle préférait nettement cette dernière avec ses grandes verrières protégeant les plantes exotiques ramenées de ses voyages par le scientifique, à son laboratoire sombre, aux odeurs de mort, encombré d’objets énigmatiques et menaçants, et d’animaux empaillés. De plus, il y faisait chaud.

Elle recherchait la compagnie de L’Étranger pour ses fabuleux récits mythologiques et pour ces mondes merveilleusement incroyables qu’il disait avoir visités. Elle avait ressenti la nécessité oppressante de le savoir proche d’elle, de le surveiller. L’état dans lequel il se trouvait ne lui permettait pas de se montrer dangereux. Certains souvenirs lui étaient revenus, et elle avait deviné les raisons de cette attraction pour cet être. Ils avaient chacun leur lot de missions à accomplir, mais il était trop tôt. Il n’était pas encore préparé à ce que l’avenir et le destin attendaient de lui…

Il y avait tellement à faire… Elle devait tout apprendre ou réapprendre, sur elle, sur l’humanité et sur la vie en général. Elle espérait que son tuteur lui enseignerait comment l’Être humain, parvenu au sommet de la chaîne alimentaire et à un degré tel d’intelligence, avait créé des civilisations extraordinaires et en avait détruit autant. Il pouvait, après à des siècles de recherches scientifiques, quitter le sol de sa planète natale grâce à des dirigeables. Bientôt, il construirait de gigantesques croiseurs pour aller dans les étoiles. Apprendrait-il à combattre un ennemi dont la puissance était telle que nul ne pouvait la concevoir ?

Elle reporta sa curiosité sur le blessé alité. Elle chercha chez cet être déconcertant ce qui était susceptible d’en faire un Créateur. Il avait de longs cheveux sombres bouclés, retenus derrière la tête par de fines tresses, une barbe fournie et courte, la peau tannée pareillement à celle des hommes qui parcouraient les étendues désertiques de sable, de terre sèche ou de glace dès leur enfance. Ses yeux fiévreux d’un noir profond paraissaient avoir vu tellement de choses. Ils étaient ceux d’un aigle. Toutefois, avec elle, son regard se faisait amical, et espiègle. Il ne riait cependant jamais et restait constamment sur ses gardes.

Homme ne pouvait être le terme approprié, en ce qui le concernait. Elle le perçut. Autant qu’elle, il n’en arborait que l’aspect. Il devait être plus qu’un homme, assurément. Un souverain céleste ? Il possédait la prestance, la carrure et la volonté d’un héros. Cela, elle ne pouvait le nier. Cependant, il ne ressemblait pas à un géant. Dans les épopées qu’elle connaissait, les Divins, êtres extraordinaires, détenaient des pouvoirs incommensurables. Les demi-dieux, eux, n’étaient pas immortels, ni éternellement sans âge. Lui, il ne ressemblait pas à un vieillard. Pourtant, ne lui avait-il pas raconté avoir été un enfant au cœur des vastes empires antiques et y avoir grandi ? Il était devenu adulte à l’époque où ces derniers amorçaient leur effondrement, et où de nouvelles civilisations légendaires s’élevaient et se faisaient connaître des humains, dans leur histoire et dans leurs mémoires. Il disait aussi avoir vécu le futur, ou un futur possible.

L’être à l’apparence d’homme assis dans le lit, devant elle, était une force de la nature. Il n’aurait jamais dû survivre à de telles souffrances. Elle ignorait à quoi il avait survécu au juste. L’avait-il seulement raconté au scientifique ? Qui l’avait torturé ou contre quoi s’était-il battu ? Quels chemins l’avaient conduit chez les Darwin ?

Elle ne connaissait qu’une seule catégorie de créatures capables de survivre à de telles meurtrissures, mais aucun membre de cette espèce ne pouvait prétendre être une divinité, car tous avaient été exterminés, depuis des millénaires. À moins que ce soit ça le véritable mythe : la mort des dieux…

Elle regarda dans les profondeurs de sa conscience, furtivement. L’être meurtri se révélait assurément séculaire, et fort bien chevillé au corps dans lequel il résidait. Il était unique dans son genre. Deux êtres, une seule âme. Elle l’envia pour avoir réussi cette fusion parfaire entre l’hôte et le… la… Elle ferma les yeux et les rouvrit presque aussitôt… Il l’avait sentie lorsqu’elle avait regardé à l’intérieur de son âme. D’ordinaire, personne ne le pouvait. Elle n’y avait pas discerné de menace, juste une forme de défiance, et de l’appréhension. Il la devinait capable d’accomplir cet exploit et avait espéré qu’elle agisse ainsi. Mais pourquoi la rejeter, lui refuser l’accès de sa personnalité profonde ? Il en connaissait pourtant les risques pour lui comme pour elle.

Comment le savait-il ?

Elle ignorait quoi penser à son sujet. Il s’avérait finalement plus surprenant que les individus qu’elle avait pu rencontrer. Rares étaient les êtres qui se rendaient compte de ses incursions dans leur esprit, uniques demeuraient ceux qui parvenaient à résister en la repoussant ou carrément en l’expulsant…

Elle se décida. Non, il n’était pas un Immortel. Les Éternels étaient des imbéciles prétentieux, imbus de leur puissance. Il n’appartenait pas à ceux-là. Elle le sentait.

Blessé, un être suprême s’autoguérissait grâce à ses pouvoirs magiques. Lui, certains jours, il ne trouvait pas la force de marcher, et il dormait beaucoup. Les dieux ne sommeillaient pas. Ils ne rêvaient pas non plus. Ses sommeils à lui étaient profondément agités. De sa chambre voisine, elle l’entendait gémir la nuit. Enfin, ils ne relataient pas à des gamines comme elle les aventures de héros aux prises avec des monstres.

Que comprenait-elle aux Êtres divins ? En avait-elle déjà rencontré ?

Elle secoua la tête. Non…

Charles et Emma l’appelaient Adad. Elle trouvait que ce prénom dégageait une bonté étonnante pour quelqu’un qui ne voulait précisément pas l’être. Qui était-il réellement ? D’où venait-il ? Elle pouvait répondre à ces deux questions : un voyageur venu des étoiles. Mais pas aux autres. Pas encore…

Il incarnait bien plus qu’un souverain céleste. Il s’avérait être un dragon… Un dieu-chimère… Un Drægan… Plus qu’une légende, il représentait un mythe. Leur rencontre ne pouvait pas être due au hasard. Elle l’avait enfin trouvé… Ou il l’avait retrouvée, elle… Trop tôt. Beaucoup trop tôt.

— Pardon, tu peux répéter, jeune demoiselle ?

Elle secoua de nouveau la tête pour dire non.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je ne suis pas un dieu ?

Elle aurait pu descendre du fauteuil où elle se trouvait assise, aller poser son doigt dans l’une de ses douloureuses plaies et appuyer suffisamment fort pour le faire pester comme à chaque fois que l’oncle Charles venait changer ses pansements. Et quelle aurait été l’utilité d’un tel geste hormis lui infliger davantage de souffrance ? Elle voulait qu’il se rétablisse. Il devait guérir quoi qu’il soit destiné à réaliser dans le siècle à venir.

Quel serait son rôle exact dans l’avenir de cette galaxie ? Personnifierait-il celui qui mènerait la bataille finale, ou serait-il de ceux qui se sacrifieraient pour que la vie subsiste ? Participerait-il à la destruction totale ? Deviendrait-il un obstacle qu’il faudrait éliminer ? Plusieurs existences seraient indispensables pour le découvrir. Obtiendrait-elle ce temps ?

Il soupira. Il ne la quittait pas des yeux, guettant une réaction sur son visage ou dans son attitude. Il attendait qu’elle prononce ses premiers mots d’humaine tout en se demandant si les pouvoirs de Mead’ pouvaient la guérir de son mutisme.

Elle fit un gros effort pour ne pas sursauter de frayeur. Il lui refusait l’accès à ses pensées, farouchement. Mais lui ne se gênait pas pour pénétrer dans les siennes. Il savait exactement qui elle était, ce qu’elle était. Il connaissait son secret le plus intime et voulait qu’elle le sache. C’était aussi sa façon de lui interdire de recommencer. Son esprit était son territoire à lui, et personne n’en franchissait les limite sans son autorisation. Il n’hésiterait pas à tuer celui ou celle qui passerait outre son refus.

(Suite Prologue 2.3)



Prologue 2.3

Aucune menace n’avait bruissé avec autant de clarté dans son esprit. Elle la reçut avec une telle force. Elle sentit sa volonté de lui implanter cet avertissement comme une marque inaltérable. Il fallait des années d’apprentissage pour arriver à un tel niveau de dextérité, à condition de faire partie de ceux qui en étaient capables, et d’être particulièrement doué pour cet exercice. Il lui avait littéralement lacéré l’intérieur du cerveau avec une telle facilité, sans bouger un cil, sans cesser de l’observer. Il n’avait pas cherché à aller plus loin, à fouiller son esprit, contrairement à elle. Il prit soin de ne pas se montrer menaçant. Il lui suffisait de savoir qu’elle retiendrait la leçon, et qu’il garderait son secret. Jamais, depuis son réveil dans cette chair, elle ne s’était sentie si ébranlée, si désemparée.

Oui, il était extérieur à cette planète. Oui, il était un être surprenant. Pas humain malgré son apparence, et il la connaissait. C’était une impression curieuse. Elle évita de le regarder. Assise dans son fauteuil, près de l’une des deux fenêtres de la grande pièce, elle tourna la tête en direction du jardin anglais qui sortait de l’hiver. Elle le regarda comme si c’était la première fois qu’elle le voyait depuis le début de son séjour chez les Darwin. Bizarrement, elle ne se sentait plus aussi seule qu’avant.

L’avait-il déjà rencontrée ? Dans une autre vie, peut-être. Une vie dont elle ne parvenait pas à se souvenir. Où était-ce seulement son instinct et une très bonne connaissance des âmes ? S’il était vraiment, ne serait-ce que la moitié de ce qu’il prétendait être… Voilà ce que lui soufflait la partie humaine de son être. Mais l’autre lui disait qu’il était bien plus que ce qu’il lui montrait.

Elle eut soudain le sentiment d’être déchirée, coupée en deux, entre le passé et le présent, entre ce qu’elle était au plus profond d’elle et ce qu’elle était en surface. Si seulement sa mémoire ne lui faisait pas défaut et lui montrait autre chose que des rémanences, des pensées, des sentiments, des impressions. Il ne restait que les vestiges de l’âme qu’elle avait été avant la translation. Ceux-ci disparaîtraient petit à petit alors qu’elle grandirait… Elle oublierait. Elle parvenait déjà difficilement à différencier ces deux parts d’elle-même. Elles se fondaient l’une dans l’autre, s’amalgamaient.

Non, pas exactement…

Sa mémoire non-humaine serait dissimulée sous un voile. Le moment venu, elle remonterait à la surface et elle poursuivrait sa mission…

D’ici-là, elle rassemblerait les souvenirs épars d’une enfant reprenant vie après la disparition de ses proches. Elle apprendrait à ressentir, à comprendre ce monde et les êtres qui l’entoureraient désormais. Il en serait ainsi, au fur et à mesure des futures translations, jusqu’à l’accomplissement de sa mission.

Elle le sentit sourire, intérieurement, derrière dans son dos. Un frisson glacé parcourut son échine et atteignit son système nerveux. Elle détestait être prise en faute. Était-il satisfait du tour qu’il venait de lui jouer, à elle, la voleuse de pensées ? Elle se demanda si le pouvoir de pénétrer à l’intérieur des âmes était présent dès la naissance chez ceux de son espèce. S’il ne l’avait pas déjà rencontrée, elle, il avait peut-être rencontré quelqu’un comme elle… Peut-être s’était-il entraîné en vue de résister à une attaque psychique.

Elle sentait combien il pouvait être rusé, pernicieux. Enfant ou non, humaine ou pas, il n’hésiterait pas à la punir si elle passait outre son avertissement. Elle ne le craignait pas. Quoi qu’il puisse tenter contre elle, il ne lui ferait aucun mal parce qu’elle se montrerait plus forte. Si elle le souhaitait, s’il représentait le moindre danger pour elle, elle pouvait le détruire d’une simple pensée. C’était une sorte de mécanisme d’autodéfense. Cela ne devait pas arriver. Autrement, elle le perdrait à tout jamais. Ses efforts, pour amorcer le sauvetage de toutes les espèces pouvant vivre sur la planète, resteraient vains. Cependant, elle comprenait son exigence d’intimité. Elle le lui accordait volontiers sans pouvoir s’empêcher de s’interroger à son sujet.

Existait-il un secret qu’il cachait si profondément qu’elle ne pouvait le percevoir ? Avait-il connaissance d’une information qu’elle ignorait ? Espérait-il quelque chose d’autre d’elle ? Elle n’eut pas à rentrer de nouveau dans son esprit pour ressentir chez lui une sorte de confusion, une émotion parvenue d’un passé lointain, mais qui restait présent en lui.

Il aurait besoin d’elle, un jour. Il le pressentait déjà.

Le voyageur s’était réfugié chez les Darwin à cause de ses blessures. Il espérait comprendre le mal qui s’attaquait à son corps, et ce qu’il était devenu. Il voulait que le vieux chercheur trouve le moyen d’en enrayer la propagation. Mais pas seulement.

Il convoitait un artefact découvert en Assyrie par Henri, le père de la fillette, son père, confié au naturaliste qui l’avait relégué au grenier, parmi des boites scellées et des instruments oubliés. Cet objet, le Drægan en avait parlé dans certains de ses récits. Il le désignait sous le nom de l’Occulteur de Mondes . Un jour proche, il lui demanderait d’aller le prendre et de le lui remettre. Elle le ferait. Cela ne s’apparenterait pas vraiment à un vol parce que l’objet lui appartenait.

Semblable à une bulle de savon disparaissant après avoir longuement voyagé, la pensée s’évapora sans qu’elle sache d’où elle provenait. Elle perdit connaissance en s’envolant vers le ciel pour l’atteindre. En éclatant, elle dispersa ses particules irisées dans l’air.

Il y avait encore Constance, sa mère…

Depuis que L’Étranger avait vu son portrait posé sur le piano, il ne cessait de questionner Emma et Charles. Constance, ou quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup, habitait un fragment refoulé de la mémoire du blessé. Le souvenir ne demandait qu’à ressurgir… Elle eut le temps de voir des images d’elle dans son esprit… Des yeux bruns en amandes, de longs cheveux, blond roux, nattés, un sourire éclatant dans un visage clair rempli de taches de rousseur. L’avait-il connue avant l’accident ? Elle y avait aussi distingué l’ombre de deux hommes. Elle avait ressenti le respect que leur portait Adad Melqart. L’un pouvait être son père… Un autre dieu… Ces êtres occupaient une place spéciale dans sa mémoire…

Sa rencontre avec Constance aurait dû être imprimée dans les souvenirs de la fillette. Elle aurait dû la retrouver, la lire. Elle se serait adaptée à la situation. Les souvenirs intimes de celle qui, autrefois, fut humaine autant d’âme que de corps, ressemblaient parfois à un rêve inaccessible ou à une réminiscence lointaine… Même pour un Tisseur comme elle. Il lui aurait fallu une clé qu’elle ne possédait pas… Était-ce si important ?

Une autre bulle sortie du néant s’épanouit dans sa conscience hybride... Mead’ avait tissé son propre destin et pensé à tout, jusqu’à l’impensable. Bientôt, avec les siens, d’autres tisseurs, elle pourrait connaître le repos éternel et l’oubli total pour disparaître à son tour. Non, ce n’était pas exact. Les Tisseurs n’avaient nullement trouvé la paix… Au contraire.

Elle en ressentit de l’amertume et une profonde déception. Jamais elle ne disparaîtrait pour se fondre dans l’obscurité ou la luminescence du néant. C’était à cause de cet avenir qu’elle se trouvait ici, qu’elle devait survivre et veiller aussi longtemps que cela lui serait possible.

Et protéger…

Elle se sentit soudain si fatiguée. Elle voulait tellement s’endormir. Elle devrait résister des jours, des semaines, des mois, des années, peut-être des siècles, pour faire ce qui était attendu d’elle et tout en semant les premières graines d’un autre futur possible.




(Suite chapitre 01...)
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Note de l'auteure :
Ce chapitre et les suivants sont en cours de relecture et de correction plus approfondies (suppression des coquilles, révision de l'orthographe et de la grammaire, répétitions, éléments inutiles à la compréhension du récit...) et... temporalité (2124-25), ainsi que l'accentuation des différences entre ces deux... Non, par respect pour ceux qui n'ont pas encore lu la suite : ;) , je ne spolierai pas, finalement. :ninja: :rolleyes:
Cela peut prendre du temps avant que je parvienne au bout de ce travail :cry: et à vous donner une meilleure version de chaque chapitre.




L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 01.1


Fin XIXe au début du XIIe siècle, les cinq continents, planète Terre. 1882 - 2125. Calendrier grégorien.

Elle oublia.

Les souvenirs de Mead’ s’évanouirent vers les douze ans de son hôte. Une part d’elle s’endormit profondément, tandis que l’autre gérait la copie évolutive d’une conscience disparue jusqu’à se fondre en elle, à se métamorphoser quasiment en celle-ci. Malgré toutes les questions heurtant dans son jeune esprit, elle décida de devenir ce qu'elle paraissait être : une humaine. Elle quitta l'Angleterre, son oncle et sa tante adoptifs, pour la Suisse, et entra au pensionnat dans lequel Anna-Louise avait été inscrite des années plus tôt. Elle y suivit un enseignement éducatif parmi les jeunes filles de bonne famille, puis se forma au métier d’infirmière. Élève studieuse, elle n’eut pas à craindre les remontrances des religieuses qui dispensaient les enseignements au pensionnat même si elle prit un malin plaisir à contredire les saintes écritures dès que l’occasion se présentait.

La séparation avec ses tuteurs, Charles et Emma, fut particulièrement difficile. Les sentiments humains prirent le dessus sur ceux plus élémentaires du Tisseur. Partir, s'éloigner, le temps que le processus d’assimilation se réalise fut la meilleure des options pour Mead’. Elle ne souhaitait pas que quelqu'un découvre qu'elle était l'une de ces créatures pourchassées par ces hommes du CENKT.

Elle se souvenait…

Lorsqu’il recevait la visite de Dorkas, un fardeau pesant s’abattait sur le vieux naturaliste et le remplissait d’une profonde tristesse. Les deux hommes se connaissaient depuis vingt-cinq ans environ. Charles n’appréciait d’aucune manière ses interactions dans son travail, aussi déguisées de respect fussent-elles.

Dès ses premiers séjours chez les Darwin, il prit possession de la chambre d’ami. Celle-là même où Adad Melqart avait logé. Il tenta de brouiller l'image et l’impression qu’il donnait de lui, de cacher sa vraie nature derrière ce qu’il pensait être l’allure de bon père de famille. Aux yeux de Mead’, il resta un chasseur d’êtres non terrestres, malin et nuisible. Et curieux aussi. Il posa de nombreuses questions sur Henri et, en particulier, sur Constance, les parents d’Anna-Louise... D’après lui, la jeune femme ressemblait à une femme qu'il n'avait pas connue personnellement. Il évoqua l’un de ses amis, un nommé Lafferty, dont elle avait été l’épouse des années auparavant. Elle était décédée dans des circonstances tragiques, avant la naissance de Constance. À la manière dont il parlait de son ancien collègue, Anna-Louise douta que Dorcas et ce Lafferty eussent été amis. Elle sentit une animosité contenue mais profonde dans sa voix.

Les chasseurs lui livraient les dépouilles de certaines de leurs proies. Le scientifique les disséquait et les étudiait, autant par obligation que par curiosité. Conscient que ces êtres avaient été vivants quelques jours, quelques heures même, plus tôt. On ne lui disait pas ce qu’elle étaient, si elles parlaient, pensaient, avaient une existence qui s’apparentait à une vie sociale. Pour certaines, il devinait que c’était le cas. Il ne pouvait qu’imaginait ce qu’elles avaient été, et il l’indiquait dans ses conclusion qu’il ne pouvait rendre publiques. Il restait partagé entre son humanisme naturel et profond et la curiosité qu’impliquaient la science.

Elle comprit très tôt qu’il s’agissait de cadavres d’extraterrestres décédés de manière non naturelle. Les hommes aux vêtements sombres avaient exterminé ces êtres autant par peur que par conviction. Ils n’éprouvaient aucun état d’âme à trucider des créatures dont ils ignoraient tout. Ils ne voulaient rien en connaître en dehors des moyens de les exterminer radicalement, et d’adapter leurs armes à l’être humain. Quant à la raison de leur présence sur la Terre, ils s’en fichaient.

Autant de motifs qui rendaient le scientifique malheureux et insatisfait de ne pouvoir répondre aux questions qui le taraudaient. Il n'en parlait jamais. Avait-il deviné qu'elle risquait, elle aussi, de se retrouver sur sa table d’autopsie ? Indubitablement, s’il lui arrivait quoi que ce soit, Emma et lui s’en sentiraient profondément meurtris. Elle refusait de leur infliger cette souffrance. Elle ne voulait qu’ils risquent leur vie pour elle. Les Darwin avaient déjà fait preuve de témérité en hébergeant cet humanoïde qui prétendait être un dieu.

Elle ne l’avait pas oublié. Il était ancré dans mémoire. L’Étranger avait quitté la demeure des Darwin avec L'Occulteur de Mondes après trois semaines de soins et de convalescence. Anna-Louise l’avait volé parmi les objets antiques relégués au grenier. Au lieu de le lui remettre directement, elle l'avait gardé et étudié toute une nuit. En or, de la taille d’une montre gousset, il évoquait l’un de ces médaillons dans lesquels était protégé le portrait d’un être aimé, ou bien un talisman. Elle ignorait ce qu'il cachait dans ses entrailles car elle n'était pas parvenue à l'ouvrir. De fins motifs, probablement gravés par un orfèvre oriental, parcouraient ses faces et sa tranche. Ces lignes continues, courbes, qui s'entrecroisaient avaient-elles une signification ? En lui-même, cet objet unique valait une fortune. Il pouvait contribuer au bonheur d’un collectionneur ou être exposé dans un musée. Au lieu de cela, il avait longtemps pris la poussière dans un grenier…

L’Étranger avait guéri, en apparence, mieux que le scientifique ne l’avait imaginé, mais le mal était profond. Ni la tante Emma, ni l'Oncle Charles ne reparlèrent de lui après son départ. Ils lui expliquèrent seulement qu’elle ne devait pas évoquer son existence devant Dorcas.

Elle quitta la Grande-Bretagne et oublia Dorcas et le CENKT. Elle ressortit du pensionnat sept ans plus tard, ses diplômes acquis. Elle était devenue une belle jeune femme aux cheveux roux et aux yeux d’un brun profond, insondable. Des taches de rousseurs qu’elle ne cherchait pas à cacher constellaient son visage. Elle était de taille moyenne et assez mince, sans être maigre. Elle portait de préférence d’élégantes tenues rouges, vertes ou lavandes dont elle prenait le plus grand soin et qui contrecarraient la pâleur de sa carnation tout en mettant en valeur la couleur de ses cheveux, et un parfum léger mais coûteux.

Petite, elle avait tenu un journal. Adulte, en le relisant, elle eut le sentiment les pensées retranscrites ne lui appartenaient plus. Elles ressemblaient aux affabulations d’une fillette passionnée de récits fantastiques. Néanmoins, d’instinct, elle le conserva précieusement. Elle se garda de le montrer à quiconque, pensant que, seul, celui en qui elle aurait une totale confiance en serait digne.

Elle rencontra ce précieux allié sur le bateau qui la ramenait dans le royaume d’Albion. De nationalité danoise, le séduisant Adam Larsen, de dix ans son aîné, incarnait le prétendant idéal. Celui que toutes les jeune pensionnaire de son école suisse rêvaient d'épouser. Elle avait été la plus chanceuse.

Brun, les yeux gris acier, la moustache bien taillée, la mâchoire carrée et volontaire entre ses favoris, doté d'un charisme incroyable, il attirait les regards et les attentions sur lui. Lors de leur rencontre, il se rendait aux États-Unis où il espérait s’installer. Il ne voyagea pas au-delà l’Angleterre. Dès l'instant où il aperçut la belle britannique, il comprit que sa vie se passerait à ses côtés. C’était une évidence.

Ses yeux incroyablement vifs, comme si rien ne leur échappait, et son sourire franc frappèrent Anna-Louise. Sa franchise et son élégance achevèrent de la séduire. Il ne s'embarrassa ni de préambule, ni d'artifices pour la demander en mariage. Instinctivement, il avait compris qu’elle n’était pas ce genre de personne.

Quelques mois après, Anna-Louise, la petite humaine habitée par une âme qui n’était pas la sienne, qui avait rencontré un drægan, et volé pour lui L’Occulteur de mondes, devenue une adulte ayant presque tout oublié, épousait Adam Larson. Et non Larsen, car à la suite d’une erreur administrative ou d’une mauvaise lecture lors de sa naturalisation britannique, une lettre de nom fut changée. Le futur fondateur des industries Larson n’en prit pas ombrage. Il savait d’où il venait et, pour lui, cela comptait plus que n’importe quoi d’autre. Ce fut une union heureuse qui aurait pu continuer des années... si la fatalité ne l’avait pas rompue.

Anna-Louise mourut à vingt-quatre ans en donnant naissance à une petite Olive. Adam Larson devint un veuf inconsolable. Il lui fallut dix années pour comprendre qu'il avait aimé un fantôme. Au contact de ce bébé, il perçut ce qu’il avait ignoré jusqu’alors.

Grâce au journal qu’elle avait tenu de ses quatre à douze ans, il entrevit la véritable nature de son épouse. Il comprit ces moments d’amnésie fréquents à certaines périodes de sa courte vie. Il l’avait d’ailleurs suivie à plusieurs reprises craignant qu’elle soit la victime d’un maître chanteur. Il n’imaginait pas qu’un bellâtre sans scrupules ait pu la séduire. Il avait une confiance absolue en elle et en l’amour qu’il se portaient. Mais son comportement l’intriguait.

Elle se rendait systématiquement dans une bibliothèque. Elle s’installait à une place à l’écart des autres lecteurs, et consultait des livres d’histoire très anciens. Elle passait des après-midi entiers à les lire. Lorsqu’elle rentrait chez eux, le soir, elle ne gardait en mémoire qu’une promenade en ville et la visite de magasins de mode. Elle s’étonnait de n’avoir rien acheté.

S’il mit longtemps à le croire et à l’admettre, il retrouva cette part manquante dans son journal. Ce fragment appartenait à quelqu’un d’autre qu’il ne connaissait pas, et dont la personnalité restait cachée derrière celle d’Anna-Louise. Peut-être même la pilotait-elle discrètement. Malgré tout, il refusait encore d’y croire. Cela ne changea absolument pas ce qu’il ressentait pour elle. Il s’était épris d’elle dès le premier regard. Ce qu’elle avait été, ou crut être, composait une part de sa personnalité.


(Suite Chapitre 01.2)
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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 01.2


Olive fut une fillette avec une mémoire d'adulte. Jusqu'à ses dix ans, elle posséda les souvenirs intacts de la vie d'Anna-Louise, et ceux plus anciens et toujours présents de Mead’. Ils demeurèrent autant distincts qu’enchevêtrées. Les premières années de son existence, elle parvint difficilement à les identifier, puis à surmonter les difficultés psychiques que cela représentait. Le cerveau d'un humain juvénile ne s’ajustait pas à ce genre de cohabitation. Cependant, Mead’ résolut le problème. Elle ne revint pas d'entre les morts. Elle s’endormit simplement dans le corps d'Anna-Louise vers ses douze ans, et elle réveilla à l’intérieur de celui d’Olive...

Les souvenirs de sa mère auraient dû disparaître. Pourquoi étaient-ils restés imprimés dans son esprit ? Mead’ supposa que la transition ne fonctionnait pas comme elle le devait et que les âmes miroirs ne parvenaient pas à fusionner. Elle ne se souvenait pas avoir déjà vécu pareille situation.

Olive ressentit la présence de Mead’ telle une force d’invasion, et elle lutta contre elle. Ce qui fut étonnant de la part d’un fantôme à la conscience inexistante…

Elle aurait dû être inexistante, corrigea Mead’. Elle se sentait forte, et si Olive devait se rebeller, elle la ferait taire…

Son père comprit-il dans quoi elle se débattait ? Il avait lu le journal de son épouse. Lorsqu’il se rendit compte qu’à l’âge où les marmots débutaient leur apprentissage elle était capable de le lire, il le remit à Olive. La petite vouait une adoration infinie à son père. Ce sentiment n’était pas cérébral, juste instinctif, inscrit dans sa chair, un élan du cœur. Pourtant, elle ne le connaissait pas. Depuis le décès d'Anna- Louise, il s'était plongé dans le travail. Il avait effectué de bons placements, investi dans des manufactures de textiles et racheté des sociétés qui n'avaient cessé de prospérer. Ses rares moments de liberté, il les consacrait à son exceptionnelle enfant-femme. Il l’aimait, cependant elle l’effrayait pas sa maturité, et par sa similitude avec Anna-Louise. Lorsqu’elle pénétrait son esprit, elle ressentait le sentiment d’être une proie face à un piège et qui n’aura de choix que de s’y jeter.

Adam Larson se remaria à l'aube du vingtième siècle. Moins par passion que pour taire ses angoisses, en s'assurant que sa nouvelle épouse, Rose, serait une mère de substitution, non une marâtre, pour Olive. Si elle fut surprise par sa maturité, elle mit néanmoins un point d'honneur à l'élever et à l’aimer comme si elle était sa véritable mère. Dans l’année qui suivit, Rose donna un fils à son époux qu’ils nommèrent Adam junior.

Mead’ s’endormit à nouveau. Simultanément, les souvenirs d’Anna-Louise disparurent. Ce fut brutal. Elle dût réapprendre ce qu'une gamine de son âge aurait dû savoir. Rose ne ménagea pas sa peine alors qu’elle s’occupait déjà d’un bébé, Adam junior. Malgré ses attentions, le cerveau d’Olive resta totalement hermétique aux interactions extérieures. Pour expliquer à leurs proches ce qui était survenu à leur petite, le couple évoqua les ravages d'une méningite. Ensemble, ils s'en tinrent à cette explication.

Adam Larson en avait sa propre interprétation qu'il avait gardée pour lui. Ce secret, il ne l'évoquait qu'en présence de sa fille en espérant raviver des souvenirs. Il pensait qu’à force de stimulation, il réveillerait Mead’, et à travers elle ramener Anna-Louise. Il eut beau l’encourager, la solliciter et la bousculer hors du cocon dans lequel Rose et lui la maintenaient constamment, rien n’y fit.

En dépit des soins et des attentions qu’elle reçut, elle resta un esprit vide tandis que son enveloppe, elle, continuait à évoluer vers la maturité. Au cours de sa seizième année, les Larson s'installèrent dans une vaste propriété dans le nord de l'Irlande. Adam Junior eut du mal à se résigner à ce changement. La nature l’effrayait. Ses parents lui demandèrent d’accompagner sa soeur dans ses promenades quotidiennes. L’air de la campagne leur donnerait des forces et une bonne mine. Pour Adam junior, cette promenade qui aurait dû être une corvée était adoucie par la présence rassurante de son aînée.

Un après-midi, pourtant, il était revenu à la maison familliale, seul et en pleurs. Il leur avait expliqué à ses parents que trois garçons l'avaient frappé, et avaient forcé Olive à les accompagner. Adam Larson Sénior avait prévenu la police. Malgré la tempête qui était survenue ce jour-là, et dans la nuit qui avait suivi, une battue avait été organisée à travers la campagne et les forêts voisines. L’adolescente avait été découverte, à l’aube, dans les ruines d'un château détruit par les ans et les guerres passées. Elle semblait sortie de la Tamise. Ses vêtements étaient souillés de boue et de sang. Elle était choquée, traumatisée. Son mutisme et son apathie n’avaient rien arrangé aux yeux des enquêteurs. Leur manque d’entrain à mener l’enquête sur le viol d’une gamine à la cervelle dérangée, fut-elle la future héritière d’une immense fortune, était flagrant. La description des trois garçons donnée par le petit garçon ne correspondait à aucun des hommes de la région.

Durant sa courte existence, Adam Larson Jr s'était jugé responsable du crime dont sa sœur avait été la victime, et le sentiment d'impuissance qui en était né l'avait rongé, fragilisé, de façon incommensurable.

Olive était restée dans un état catatonique. Elle n’était qu’une poupée de chiffon, silencieuse, déposée à un endroit et qui n’en bougeait pas en attendant que quelqu’un vienne la rechercher. Si son père ou Rose lui mettait un crayon dans la main et une feuille devant elle, elle parvenait à dessiner. Elle représentait inlassablement un monstre, mi humain, mi élément, difficilement définissable. Sa partie supérieure était celle d’un humanoïde. Il semblait pris dans une sorte de fumée noire. Sa peau, ou ce qui en tenait lieu, était parcourue de tatouages ou de cicatrices incompréhensibles, et la partie inférieure de son anatomie était tantôt indistincte, tantôt nantie de longues pattes caparaçonnées. Sa tête tenait de l’humain et de l’insecte, une bouche aux lèvres fines et un menton qui lui donnaient un aspect vaguement féminin, des globes oculaires entièrement noirs pareillement à de grosses lunettes et de longues antennes. Un voile doré couvrait sa tête et tombait sur ses épaules, des sortes d’ailes sombres apparaissaient derrière elles... Adam ne se souvenait pas avoir vu dans un quelconque ouvrage qu’il s’agisse d’un traité de biologie ou d’un recueil de contes décrivant cette chose si singulière. Pourquoi dessinait-elle cet unique motif ? Où avait-elle pu le rencontrer ?

Les rondeurs de sa future maternité apparurent brutalement sept mois plus tard. Son corps avait d’abord refusé son état. Était-ce une manière, pour Mead’, de protéger son devenir de l’intervention humaine ? Olive ne quitta pas la chambre tout au long de sa grossesse. À la naissance de l’enfant, la sage-femme, effrayée, jura avoir mis au monde un bambin sans respiration, sans battements de cœur. Tel un écho au souffle envolé de sa mère, le bébé se mit soudainement à respirer. Cette naissance tint du miracle. Le nouveau-né avait des yeux que l’accoucheuse et le médecin n’avaient jamais observés chez un bébé. Son regard disait « je sais tout de vous, je vous connais, je sais exactement qui vous êtes... ». Il les effraya autant que l’absence de vie chez ce nourrisson.

Adam la prénomma Audrey.

Audrey Larson, née d'un père inconnu, ne sut rien de la tragédie vécue par sa mère. Était-ce parce que le processus de fusion devenait plus facile, Mead’ et gomma les souvenirs traumatiques d’Olive ? Elle disparut à l’aube des cinq ans d’Audrey, de la même façon que pour Anna-Louise, quarante ans avant. Un être doué d’une âme miroir prit sa place et s’accommoda de son existence tronquée.

Audrey ne chercha pas à résister lorsque Mead’ et le savoir de celle-ci s’endormirent. Vive et intelligente, elle vécu une enfance et une adolescence heureuses. Elle fit des études et devint reporter pour une gazette locale de la Côte Est du Canada. Elle se construisit sa propre destinée, indépendante et libre. Si elle n'avait pas souvent l'occasion de leur rendre visite en Irlande ou en Angleterre, elle ne perdit pas le contact avec sa famille. Cependant, elle ne revint auprès de son grand-père et de son oncle que pour l'enterrement de Rose. À cette occasion, Audrey fit la connaissance de Liam Turney, le meilleur ami d'Adam Jr et en tomba follement amoureuse. Ce dernier tenta de la dissuader. Il soutenait qu’elle était trop candide pour épouser quelqu’un qui avait le double de son âge, elle suivit les élans de son cœur.

Au milieu de cette première partie du vingtième siècle, semblable à une tornade, la crise dévasta de puissantes industries autant que des exploitations agricoles familiales, des emplois, des logements, des êtres vivants, des rêves et des idéaux. Malgré de bons placements, et une grande prudence de la part de leur fondateur, les industries Larson ne firent pas exception. En une semaine, Adam Jr perdit la moitié de la fortune accumulée par son père. Trois semaines après, il encastra sa voiture dans un arbre et fut tué sur le coup. La presse anglaise s'attarda moins sur ce crash qu'elle qualifia de suicide, que sur les tragédies qui s'étaient abattues sur Adam Larson Senior. Elle fit de lui le symbole d'une Europe durement touchée mais qui finit toujours par se relever.

Il n'en demandait pas tant.

Son fils laissait derrière lui une veuve qui n'avait jamais été en bons termes avec son beau-père, et un bébé, Robert. La semaine suivant l’enterrement de son époux, elle quittait l'Irlande après avoir déposé son fils dans le hall de la vaste demeure de son géniteur, au milieu des derniers domestiques présents pour assister à son départ. Son rêve était de devenir une star du cinéma hollywoodien. Elle était persuadée qu’elle n’y parviendrait pas avec un marmot dans les bras.

Elle n'alla pas à Hollywood. Par un curieux détour, elle atteignit l’Allemagne et y devint une actrice appréciée des réalisateurs, du public, et d’un individu qui allait changer le monde finançant l’ascension d’un obscur peintre et vétéran de la Première Guerre Mondiale. Elle l’épousa avec ses convictions politiques. Elle se voyait en égérie de la future Allemagne du troisième Reich. Les portes de Hollywood lui seraient incessamment accessibles. Elle s’était totalement trompée. Nul ne connut les exactes circonstances de son trépas. La presse à scandales de l’époque prétendit qu’elle s’était suicidée, puis qu’elle fut victime d’une overdose après avoir appris que son amant allait la quitter.

Ignorant du destin de sa mère biologique, Robert grandit chez son grand-père. Un temps, il fut question qu'Audrey et Liam l'adoptent. Leur union en péril ne le leur permit pas. Au bout de trois années de mariage, ils se séparèrent. Liam partit pour l'Amérique du Sud à la recherche de vestiges et de reliques aztèques. Il ne sut pas que son épouse mourut en donnant naissance à sa descendante.

Lisiann intégra pleinement le fait d’exister en tant qu’être humain, et femme, à l'aube d'une ère nouvelle, bâtie sur deux guerres et le sacrifice de millions de combattants qui étaient nés et avaient vécu sur des continents différents. Adam éleva son arrière-petite-fille, Lisiann avec son petit-fils Robert qui la considérait comme une sœur. À de soixante-quinze ans, Larson Senior assuma ses nouvelles "paternités" et la reprise en main de ses affaires.

Tandis que la rumeur le disait ruiné, le vieux lion renaquit, tel phénix, de ses cendres. La première guerre mondiale lui avait apporté des profits conséquents, la seconde fit pareillement. Nombre de ses entreprises se lancèrent dans l'équipement militaire : uniformes, armes, munitions, matières premières... Il engagea des scientifiques pour mener ses propres recherches et créer un nouvel arsenal. Les chercheurs de l’un de ses laboratoires travaillèrent en étroite collaboration avec ceux de Los Alamos, sur le Projet Manhattan.


(Suite Chapitre 01.3)
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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 01.3


Lisiann et Robert grandirent sereinement. Lisiann fut montra, de manière précoce, un don pour le langage ordurier et la bagarre. Adam Larson eut beaucoup de difficultés à calmer ce trop plein de vitalité et sa volonté de se heurter à ceux qui s’opposaient à elle, enfants comme adultes. Elle ne craignait pas le danger car elle n’en rendait pas compte et démontra autant de caractère que ses ancêtres. En elle, il ne pouvait s'empêcher de les revoir l’une et l’autre. Ce qui fut une douleur ravivée, il la transforma en une force et une bénédiction. En son petit-fils, il avait redécouvert des gestes et des expressions de son fils.

Cette certitude l'avait réconforté lorsqu'il avait perdu les êtres chers. Pour canaliser l’énergie de Lisiann, il choisit de l'envoyer au pensionnat qu'avait fréquenté Anna-Louise. Il savait, qu’instinctivement, Mead’ y retrouverait un cadre familier et rassurant lui permettant de contrôler Lisiann.

Elle devint une jeune adulte accomplie. Elle fut autant indépendante et têtue que Robert fut soumis et dévoué à son grand-père. Elle se passionna pour ce qui touchait à l'espace. Elle avait l’intention de devenir la première femme à voler dans une fusée. Pour Robert, son rêve relevait de l'utopie. Il était bien placé pour le savoir. Il avait effectué des investissements financiers dans le domaine spatial en espérant qu'il serait abondamment porteur dans les vingt ou trente prochaines années. En tant qu’investisseur, il connaissait assez le milieu aéronautique pour comprendre qu’une femme n’y serait pas encore admise… Il y avait eu des pionnières dans tous les domaines, en aviation comme ailleurs, mais elles étaient rares. Le voyage spatial habité, lui, n’existerait pas avant des années.

Il avait investi des sommes importantes dans la recherche sur la robotique, en pressentant les retombées indirectes, celles qui, dans dix, vingt ou trente ans, seraient à la portée de tout le monde.

À défaut de voler dans le cosmos, Lisiann travailla sur les moyens de capter des sons provenant de systèmes solaires voisins de celui de la Terre. Comme nombre d’astronomes amateurs et passionnés, elle espérait être la première à repérer les signaux d’une civilisation extraterrestre, un nouveau corps stellaire, ou un phénomène encore inconnu de la science. Elle avait créé sa propre station de recherche. Celle-ci n'avait rien de commun avec les laboratoires de recherches de la Larson Industries. En comparaison, ses ressources semblaient artisanales. Elles tenaient entièrement dans une vielle camionnette. Avec elle, Lisiann avait sillonné le Canada, en long et en large, puis les États-Unis.

Si cette obsession put paraître incompréhensible à ceux qui ne connaissaient pas Lisiann, voire être une forme de folie. Pour Adam Larson, il était normal qu'elle cherche à renouer, d’une certaine manière, avec ses origines. Elle était imperceptiblement guidée par Mead’, et par la tâche que celle-ci devait accomplir.

Le vieil homme n'avait aucune difficulté à appréhender la véritable nature des descendantes d’Anna-Louise. Lisiann possédait ces obsessions qui la renvoyaient à ses aïeux. Toutefois, elle était unique car douée d’une conscience, ou de ce qui s’en rapprochait le mieux. Toute sa vie, Adam Larson senior avait considéré que l’absence de libre arbitre chez son épouse et ses descentes était une injustice. Combien même l’avenir de l’humanité en dépendait. Finalement, Dieu ou la nature tentait de réparer cette erreur.

Le résultat n’était pas exceptionnel. Il présumait que, d’ici deux ou trois générations, la présence de Mead’ aurait disparu. S’il avait souhaité que Lisiann soit relativement conforme aux femmes de son époque, il l’aimait telle qu'elle était, vivante et indépendante, et non une poupée pilotée par un spectre venu des étoiles. Cependant, une partie de lui savait que ce n’était qu’une illusion. Lisiann n’était qu’une sorte d’âme miroir qui reflétait ce qu’elle aurait pu être si elle avait été pleinement consciente.

Pour Robert, elle était sa sœur adoptive et adorée, de quatre ans son aînée. Il acceptait son caractère fantasque et rêveur ou, à l’inverse, absent ou distrait. Elle avait une passion immodérée pour la science-fiction, et elle aimait le cinéma ou ces nouvelles musiques sur lesquels les adolescents se déhanchaient. Robert n’avait, en aucun cas, vu en elle une épouse modèle au foyer. Et il s'en félicitait. Il aurait aimé tomber amoureux d’une femme lui ressemblant et qui serait devenue la mère de ses nombreux rejetons. Il souhaitait un foyer plein de vie. Il ne voulait pas que son grand-père connaisse un énième deuil au crépuscule de sa vie. Robert espérait que si Lisiann se mariait, avec de la chance, avec son caractère indépendant, ce serait avec une personne qui aurait déjà sa descendance et saurait s’en contenter.

Son vœu ne fut pas exaucé. Lisiann rencontra Aubrey Danatess, un professeur assistant passionné de futurologie, dans une convention de science-fiction, en Californie. Il était engagé volontaire dans l'armée américaine, et à la veille d’un départ pour une guerre lointaine. Elle l'épousa peu après leur rencontre, lors d'une permission.

Aubrey disparut lors d'une mission en Asie. Lisiann revint s'installer dans la demeure familiale en Irlande. Elle ne montra à personne à quel point cette perte l’affecta. Elle ne cessa de répéter qu'il était vivant, perdu dans la jungle D’où lui vint cette certitude ? Était-ce pour ne pas inquiéter Adam et Robert ? Elle découvrit rapidement qu'elle était enceinte. Connaissant les conséquences, elle aurait pu interrompre sa grossesse. Elle n'envisagea pas cette solution. Elle voulut donner naissance à ce bébé. Accablé de tristesse, Robert s’en remit au destin, espérant un miracle de la part de celui-ci.

Lisiann mit au monde un nourrisson qu'elle prénomma Helena. Dans son dernier souffle, elle avoua à Adam Larson qu'elle avait lu les mémoires de ses parentes. Grâce à ce qu’elle y avait appris, elle put décider de la direction à donner à sa destinée. Elle estima l’avoir bien remplie et ne rien regretter.

Helena n'hérita pas du caractère fantasque de sa mère, seulement de sa détermination à mener sa vie, selon ses règles. La présence de Mead’ fut pourtant prééminente jusqu'à ses dix ans. Elle s’accrocha à la lumière de ce vaisseau qui n’était pas le sien.

Cependant grâce à ce don qu’elle lui fit, au cours des dix dernières années de sa longue vie, Adam Larson put à nouveau parler à Anna-Louise, à Audrey et à Lisiann. Olive resta absente en dépit de ses demandes. Ils évoquèrent leurs vies passées, un siècle d'évolution humaine, de souvenirs heureux, d'épreuves malheureuses. Son caractère était tel qu’Adam aurait préféré ne se souvenir que les bons moments, essentiellement.

Mead’ lui apprit qu'elle avait gardé, autant qu’elle l’avait pu, un œil sur cet Adad Melqart, que son oncle adoptif, le célèbre Charles Darwin avait soigné. Il laissait quelques vagues traces, d’un continent à l’autre, puis disparaissait durant des années avant de réapparaître… Elle ne comprenait pas son parcours. Elle ignorait comment découvrir ses déplacements à l’avance, et ainsi se trouver sur son chemin. Ce personnage, il n’avait pu l’oublier car elle l’avait évoqué à différentes reprises tout au long de leur union. Cette façon qu’elle avait de parler de lui, passionnée et respectueuse, autant qu’incertaine et inquiète, avait déclenché chez lui une forme de jalousie. Il s’était constamment gardé de le lui monter. Leur union reposait sur une entière confiance. Il avait songé à rechercher cet Éternel. Retrouver Adad Melqart lui aurait peut-être coûté la perte d’Anna-Louise… Il s’était convaincu qu’en parler était suffisant.

Olive ne poursuivit pas la quête de sa mère. La trace de L’Étranger fut perdue. Audrey, elle, en tant que reporter enquêta sur des événements énigmatiques auxquels Melqart aurait pu être lié ; Cependant, elle ne risquait pas de trouver ce qu’elle ne cherchait pas. Elle n’obtint pas la preuve de la réalité de ces créatures extraterrestres ou mythiques qui hantaient ses rêves. Elle se persuada que ces choses ne voulaient pas être vues.

Il y avait eu un incident surprenant lié à la recherche de Melqart. Lisiann était parvenue à entrer en contact avec une intelligence robotique qui prétendait se trouver à bord d'un vaisseau. Elle avait d’abord pensé à un mauvais canular. Pourtant, grâce aux informations données par cette soi-disant Intelligence Extraterrestre Artificielle, et à son instinct d’enquêtrice, elle avait retrouvé la trace d’un Melqart, ou de quelqu’un qui avait été proche de lui : une japonaise nommée Etsuko Wong. Ce fut son unique communication avec cette intelligence non terrestre.

Il n’avait pas eu à rechercher cette inconnue, qui n’en était pas totalement une. Elle était encore vivante, très âgée, et connue pour être à la tête de l’une des principales fortunes mondiales. Elle avait d’abord épousé un anglais, puis un américain. Elle avait eu des enfants, des petits enfants... des héritiers qui dirigeaient à présent une société supérieurement puissante aux Industries Larson, tant d’un point de vue économique que politique. Lisiann ne trouva pas celui qu’elle recherchait. Il semblait s’être volatilisé de la surface du sol. Ce qui, selon Mead’ s’avérait plausible.

Quelques années plus tard, tandis qu’elle était enceinte d’Helena, Lisiann avait eu des contacts avec un groupe se disant composé de résistants extraterrestres réfugiés. Outre l’aspect incroyable de cette affirmation, son instinct, ou celui de Mead’, l’avait poussée à se méfier, à rester prudente. Pour une raison qu’elle ignorait, elle avait cru à ce qu'ils disaient être. Elle avait aussi eu le sentiment que leurs intentions n'étaient pas si honorables qu'ils le prétendaient. Et si elle répondait à leurs demandes, ou si elle les rencontrait, ils la mettraient en péril. Elle, et ses descendantes.


(Suite Chapitre 01.4)






L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 01.4

Pour Mead’, il était trop tôt. Elle n’aurait pu lutter contre des ennemis potentiels et, conjointement, protéger Lisiann... Elle l’avait poussé à cesser de communiquer avec ces correspondants quels qu’ils soient en introduisant le sentiment d’un risque inutile.

Robert assista à chacun des conversations de son père avec Mead’.Celle-ci finisse par s’endormir pour laisser la place à Helena. Pas un instant, il ne remit en doute les curieuses révélations de cet petit bout de femme qui s'exprimait avec maturité. Sa mère, Lisiann, avait été ainsi. Il avait entendu dire maintes choses sur Anna-Louise, Olive et Audrey. Ce qu’elle racontait expliquait les mystères avec lesquels il avait dû vivre au cours de sa jeunesse, ces choses que son grand-père n'était pas parvenu à lui expliquer.

Robert lut le journal tenu par Anna-Louise, Audrey, Lisiann. Mead’ y avait laissé des phrases qu’il ne comprenait pas car elles étaient écrites dans une langue qu’il ne parvenait pas à déchiffrer. Il eut la distance adéquate pour appréhender chaque élément de leur mémoire, les liens pouvant exister entre eux, et les informations que son grand-père avait pu recueillir concernant cet Adad Melqart, ou des anecdotes étonnantes auxquelles celui-ci semblait lié. Ce qui se résumait pour l’essentiel à des hypothèses impossibles à vérifier. Il avait fallu chercher au-delà du visible, de l’officiel, et pousser les témoins potentiels dans leurs retranchements. Malgré sa ténacité, il n’avait pas obtenu de progrès significatifs. Il s’était dit que cet individu ne pouvait être indestructible.

Adam Larson avait refusé, jusqu’à la fin de sa vie, de croire qu’Anna-Louise ait pu s’être trompée sur Melqart. Selon Mead’, la pérennité de l’humanité dépendait de la survie de ses descendantes et de cet être singulièrement puissant.

Adam Larson mourut à l'âge vénérable de Cent-deux ans.
Mead’, qui avait vécu cinq existences auprès de lui, soit près de quatre-vingt-dix ans, en conçut une peine qu’elle ne se souvenait pas avoir connue en deçà de son réveil dans la chair d’Anna-Louise. Ce fut une expérience surprenante pour elle. Sentir que son affliction était physique et psychique... Devenait-elle davantage Humaine que Tisseur ? Elle ne parvenait pas à ignorer cette douleur qui la mortifiait. La seule manière qu'elle avait de la supporter était de se retirer, de laisser sa place à sa nouvelle incarnation, Helena. Elle lui légua une partie de son savoir. Juste ce qui lui était nécessaire. Rapidement, Helena manifesta, à l’instar de ses aînées, une personnalité et une indépendance si fortes que Mead’ eut toutes les peines à les maîtriser.

Peu après le décès d’Adam Larson, Aubrey Danatess, le père d’Helena, réapparut dans l’existence de Mead’. À la suite d’une longue période de captivité, brisé et étranger à ce qu’il avait été, il avait trouvé refuge au sein d'une ethnie pacifique et isolée de la civilisation moderne. Il avait vécu de longues années dans les profondeurs inexplorées d’une forêt tropicale. Il s'était reconstruit à sa manière. Sa fascination pour les territoires inconnus et les civilisations inconnues avait été son point d’ancrage. Il avait vécu, libre, au sein de cette tribu paisible. Il l'avait quittée lorsqu'il avait senti que c'était le bon moment pour lui.

Le hasard d'une rencontre avec une patrouille de soldats américains en reconnaissance dans la région avait précipité son retour à la civilisation. Il avait été rapatrié aux États-Unis. Il était resté près de six mois dans un cantonnement militaire et avait subi des centaines d'interrogatoires pour savoir ce qu’il avait vécu pendant ces dix années où il avait disparu.

Graduellement, il avait retrouvé ses réflexes d'occidental. Il s'était également souvenu qu'il avait une compagne... Sa famille, richissime et influente, vivait en Amérique du Nord, au Canada et en Irlande. Retenu à l’intérieur de ce cantonnement contre son gré, il en avait eu sa dose d’interrogatoire et de captivité. Il était persuadé que les Larson le sortiraient de cette mauvaise situation s’il les en priait.

Aubrey n'était pas mauvais de caractère ou d’esprit. Ce à quoi il aspirait, c'était retrouver Lisiann et reprendre une vie normale. En son for intérieur, il s’était dit que si elle avait reconstruit sa vie, il ne s’y imposerait pas. Il repartirait à la recherche de nouvelles civilisations. Il aurait simplement agi comme il le devait.

Au lieu d'une épouse, il trouva une gosse de onze ans, Helena. Après l’avoir rencontrée, il ne se sentit pas le cœur à la quitter. Il décida qu'elle vivrait avec lui. Robert Larson tenta de s'y opposer, en vain. Il offert à Aubrey le poste de son choix dans l'une de ses entreprises et une confortable rente mensuelle, en sus de son salaire, pour que Helena continue à être élevée au sein de sa famille maternelle.

Aubrey déclina les propositions et emmena sa fille avec lui. Au cours des années qui suivirent, ils voyagèrent ensemble à travers les continents, à la recherche de tribus isolées, ou pour fouiller des sites archéologiques inconnus. Cette odyssée bohème ne déplut pas à l'adolescente, puis à la femme qu'elle devint. Elle vécut ses jeunes années comme celles de la liberté : liberté d'être, de vivre, de voyager, affranchie des carcans rigides dans lesquels avaient vécu ses ascendantes… et de Mead’.

Combien de fois cette indépendance aurait pu lui être retirée ? Souvent, son père et elle avaient dû fuir une menace, identifiée ou non. À sa décharge en matière de reliques ou d’œuvres d'art, afin de les protéger du saccage et du pillage de guerre, Aubrey Danatess n'avait pas davantage de scrupules que certains pilleurs de tombes. Il s'était heurté à des chasseurs de reliques, à des bandits, et des fanatiques de diverses obédiences. Par chance, il avait été assez malin pour s’en sortir. L’existence d’Helena fut remplie d’aventures. Il en fut ainsi pour sa descendante, Lou, bien qu’elle fut courte.

Née au crépuscule du XXe siècle, Lou n’avait pas vu les évolutions de cette époque. Elle fut une adolescente très indépendante. Elle s’engagea dans l’activisme écologique, notamment la défense du Pôle Sud au moment où l’ONU souhaitait y installer une base de recherche sur l’énergie quantique. Elle n’avait que quinze ans lorsqu’elle mourut en donnant naissance à Maya. Celle-ci fut élevée par son grand-père, Brent Evihelia. Elle fut une femme tranquille, à l’opposé de sa mère et sa grand-mère. Elle fut un modèle pour Esmée qui passa une partie de sa vie à s’occuper de son arrière-grand-père. Comme leur avant-dernière descendante, Melana, elles ne ressentirent pas l’existence de Mead’. Celle-ci semblait s’être éteinte. Aubrey l’espérait. Il devinait qu’elle était toujours présente, dirigeant à son insue la destinée de ses hôtes. Il en avait eu la preuve avec Lou qui, atteinte d’une de ces maladies inconnues récemment apparues, n’était pas destinée à vivre une longue existence. De Maya à Melana, les enfants de Mead’ se confondirent dans l’histoire tumultueuse des XXIe et XXIIe siècles. Maya connu l’essor des nouvelles technologies et grandit au sein d’une société dans laquelle les cartes avaient été redistribuées : les grandes puissances mondiales en perte de vitesse économique et en plein doutes politiques voyaient leur monde fracturé en morceaux disparates, tandis que des pays émergents prenaient leur envol.

Esmée les vit s’envoler, littéralement, en direction de l’infini. La Lune et Mars furent les premières à être colonisées. Une base internationale fut établie sur le satellite de la Terre, servant de relais pour les voyages vers la planète rouge. Avec une population estimée à près de 11 milliards d’individus, le monde devenait difficilement vivable à certains endroits. Ailleurs, au contraire, il ressemblait à un véritable paradis perdu. Cette nature redevenue sauvage, loin des bruits assourdissants des villes et de leurs pollutions, au sein de laquelle les humains ne parvenaient plus à subsister. Non à cause d’une loi quelconque. Simplement parce qu’il ne savait plus vivre loin des infrastructures humaines et de la solitude. Il n’y avait qu’une poignée de privilégiés qui se rendaient sur des sortes d’îlots perdus dans les terres, ultra protégés abrités des bêtes sauvages. Ils payaient des fortunes pour leur confort et leur tranquillité.

Ce monde du milieu du XXIe siècle n’avait rien d’une utopie.

Lorsque le départ pour la colonisation vers Mars fut donné, en une année, environ trois millions de terriens quittèrent leur monde d’origine. À peine la moitié parvint à destination. La vaisseaux, fabriqués par des compagnies principalement désireuses de gagner de l’argent rapidement rognèrent sur les frais de construction d’engins spatiaux et des rampes de lancement de ces dernières. Bien des fusées remplies de colons quittèrent à peine le sol terrien avant de revenir s’y écraser, causant des victimes par centaines, générant un gigantesque battage médiatique, avec les scandales financiers et politiques, qui allaient avec. Les traversées commerciales finirent par être officiellement interdites aux compagnies privées dès la seconde année de la Ruée vers Mars. Il ne resta que les vols sous contrôle des Agences Spatiales Internationales. Ce qui n’empêcha guère certaines sociétés privées de s’essayer à des excursions officiellement non habitées, et prétendument scientifiques.

Un nouvel obstacle ralentit les candidats au départ.




Suite Chapitre 1.5
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Tome 1 : Esmelia



Chapitre 01.5

Depuis cent ans, des milliers d’objets avaient été lancés dans le cosmos. La planète était entourée, presque protégée, par les multiples satellites, et par les nombreux débris en orbite. Il n’était pas exceptionnel que deux de ses objets entrent en collision, et se fracassent en milliers d’éclats, provoquant une réaction en chaîne infinie qui ne cessait de mettre en pièce les objets qui franchissait le ciel terrien en direction de l’espace. De plus en plus de satellites devaient être remplacés, et la quantité des fragments ne cessait d’augmenter. L’envoi de fusées au-delà de l’orbite du globe terrestre était devenu hasardeux. Si repérer les grosses épaves ne posait aucun problème aux ASI. Il n’en était pas pareil pour les petits, voire minuscules. Ils furent la cause de la plupart des échecs. Pourtant, les candidats au départ ne se découragèrent pas. Cela incita certains états à envoyer des colons moins volontaires : les Longues Peines, les criminels, mais aussi des opposants politiques, des fauteurs de troubles... Qu’ils meurent pendant la mission était l’espérance secrète ceux qui les avaient condamnés.

Sur la Terre, la Ruée vers l’astre rouge était vendue à la façon d’un rêve parfaitement accessible à celui qui le désirait, promesse d’une nouvelle vie. La réalité en était évidemment différente. Si, dans les premières années matériel et vivres arrivaient avec une nuée de nouveaux colons, la source décrut dès le début de la seconde moitié du XXIe siècle. Le dernier vol habité pour Mars partit la veille de la naissance de Melana, la fille d’Esmée. En vingt ans, les colons qui avaient survécu à leur installation sur un corps céleste rétif à la vie extraterrestre, avaient créé des fermes qui parvenaient à les nourrir et, surtout, subvenaient aux besoins des terriens. Les consortiums qui avaient investi auprès des ASI attendaient des retours financiers. L’heure avait sonné. Les vaisseaux devaient revenir et les colons rendre des comptes.

Ensuite, le programme spatial changea d’orientation. Il fallait, tant que c’était possible, aller examiner ce qui se passait au-delà de la quatrième planète après le soleil. Malgré les départs de millions de colons, la population terrestre poursuivait son expansion. Elle stagnait depuis trois ans à 16 milliards d’habitants. Les villes se développaient de façon exponentielle et anarchique. Et ce qu’elles n’obtiendraient pas en surface, elles le gagnaient en altitude. Sauf que les infrastructures et les techniques mises en œuvres pour ce genre d’expansion ne l’étaient pas toujours, eux, à la hauteur. Par ailleurs, la fracture à l’intérieur des sociétés humaines, quelles qu’elles furent, devinrent nettes. Il y avait les nantis d’un côté, une minorité qui ne se montrait guère au commun des mortels, et qui vivaient en parfaite autarcie. Et la majorité des terriens. Chacun se méprisant, ou feignant de s’ignorer.

Les gouvernements tels qu’ils avaient pu exister au cours des trois derniers siècles avaient fait long feu. Les sociétés, pourvoyeuses d’emplois, régissaient les vies. Les révolutions s’étaient tues, car rien ne les nourrissait en dehors des réseaux sociaux. Et encore, les fortunés avaient les leurs, et ne communiquaient qu’entre eux. Ils étaient devenus invisibles, presque des mythes… Au final, il n’existait qu’une classe sociale visible qui avait trouvé sa propre subdivision, assez similaire aux anciennes. L’unique façon d’en sortir était de prendre l’un de ces astronefs en partance pour l’inconnu.

Nul ne sut, parmi eux, quelle quantité de vaisseaux quitta le sol terrestre. Près de deux-cent-cinquante, selon les estimations qui fleurirent sur la toile. Certaines navettes n’embarquaient qu’une dizaine de passagers aux compétences spécifiques. La majorité en transportaient des milliers endormis dans leurs soutes… Combien parvinrent à franchir la sphère orbitale sans être touchés par un débris ? Rares étaient les satellites échappant aux pluies d’éclats. Lorsqu’il fut évident qu’envoyer de nouveaux vaisseaux dans l’espace devenait incertain, le programme spatial prit fin. Il n’était pas rare que des objets retombent sur la terre, occasionnant de nombreux dégâts et déclenchant une course entre les propriétaires du vestige et les chasseurs d’épaves. Les premiers souhaitaient récupérer des données et les étudier, les seconds voulaient les vendre au meilleur prix.

Malgré l’arrêt des envois d’objets spatiaux, le nombre de débris en orbite autour du globe augmenta autant que leur taille diminua. Les satellites de communications, ceux de défense, ou d’exploration, ne restaient fonctionnels que quatre ou cinq mois dans le meilleur des cas. Peu à peu, ils cessèrent d’être remplacés. Ce qui dépendait d’eux disparut : l’Internet, les réseaux sociaux, la téléphonie mobiles… Il n’y eut aucune révolte de la part de la population. Il n’y eut que le silence et le désappointement.

Cela ne dura pas.

Du haut des gigantesques tours, de puissants transmetteurs furent installés. Ils ne remplacèrent pas les satellites de communication, ni ceux de défense ou d’exploration. Cela étant, ils permirent de remettre en route une partie de l’Internet, et une partie de ce qui en dépendait. Bref, rien ne semblait avoir vraiment changé, si ce n’était cette impression d’enfermement éternel sur une planète qui ne suffisait pas à ses vingt milliards d’habitants.

À l’abri des tumultes d’une société qui cherchait à se redéfinir et qui, dès qu’elle y parvenait voyait ses marqueurs à nouveaux inadaptés, des consortiums se mirent en quête de procédés de communication innovant. De plus petites firmes axèrent leurs recherches sur le transport qui n’avait pas ou vaguement évolué en dehors de l’aéronautique. Les concepts d’écologie et de recyclage furent remis à la mode. Il s’agissait de mettre en œuvre des solutions afin de vider la zone orbitale de ses encombrants.

Si quelqu’un s’était donné la peine de se pencher sur les vieux films du XXe siècle, ou ceux du XXIe, il aurait trouvé que cette civilisation et son environnement tenaient, selon leurs différents aspects, autant de Blade Runner que de Brasil, de Cloud Atlas que du Cinquième Elément, de Bienvenue à Gattaca que de Minority Report, ou encore de Clones, de Total Recall, d’Existenz, d’I Robot, de Cypher, de Ready Player One, d’Alita, d’It’s all about love, ou de Dark Angel.

Esmelia Danatess-Evihelia ouvrit les yeux, en Allemagne, vers la fin du XXIe siècle. Ce fut au cœur d’un hiver qui n’en avait plus que le nom. Dans un Berlin prêt à fêter les cents ans de la chute de son mur dans l’indifférence générale. Après cet évènement, la ville avait triplé de superficie, et la hauteur de ses sommets avait quadruplé. Quant à la population berlinoise, elle avait été multipliée par dix aux dépens des villes et villages ruraux. Dans la plupart des états, quel que soit le continent, les campagnes s’étaient désertifiées. Une partie des terres étaient restées à l’abandon ou transformées en réserves naturelles informelles tandis que celles, encore exploitables, étaient réparties dans les fermes d’état.

Avant d’établir des connections dans le cerveau vierge de son nouvel hôte, et de savoir exprimer ses pensées, Mead’ avait su que cette enveloppe serait la dernière. Il était l’heure pour elle de s’éveiller. Ce serait dans cette incarnation-là qu'elle aurait à mener son travail. Elle le savait aussi sûrement qu'elle savait que deux consciences ne pouvaient cohabiter dans un corps unique. Que l'une soit extraterrestre et l'autre un fantôme n’y changeait rien. Le cerveau humain ne semblait pas être conçu pour accueillir deux âmes. L'une devait laisser sa place, pour ne pas mourir. Ses vies passées en retrait lui avaient appris une chose, ses hôtes et elle subvenait mutuellement à leurs besoins. Elles vivaient en parfaite symbiose. Esmelia mènerait la partie de la mission qui lui était assignée, et Mead’ s’éveillerait pleinement le moment venu pour conduire la sienne.

Le problème était que, malgré sa persévérance, à ce jour, elle n'avait rien mis en place. La Horde était proche. Et elle, elle était vulnérable, fragile... et repérable. Elle le sentait. La Colonie, son peuple... et les Terrannihilisateurs, ou quels que soient les noms qui leur avait été donnés au sein des populations qu’ils avaient férocement anéanties : Rétameurs, Epinceurs, Laminoires, Noctiblancs, Nautes stellaires, Chasseurs de mondes, Écorcheurs de planètes, planéticides, galacticides ou Terrassiers, Créateurs, Rénovateurs, Géniteurs, Divinités suprêmes... Elle les sentait aux portes de cette galaxie dans laquelle gravitaient de nombreux systèmes solaires. Celui de la Terre était l’un d’entre eux.

À leur contact, sa communauté était devenu la Horde, la Nuée, la Légion, la Meute, la Multitude, la Colonie, l’Essaim, la cohorte, l’armada... Ses membres avaient subi la contamination des dominateurs et avaient scellé le destin de milliards de mondes où la vie s’était développée. Ceux qui avaient été les Tisseurs s'étaient fédérés aux Terrannihilisateurs et en étaient devenus leurs serviteurs, leurs assassins les plus loyaux et efficaces. Par sa nature, même après avoir quitté les siens depuis si longtemps, Mead’ restait profondément liée à eux. Avant leur annexion, les membres de son peuple formaient un collectif, une sphère pensante, un esprit indivisible. Ils ne toléraient pas les parties manquantes, ce qu’elle était, défectueuses ou en surplus, tel 'Ran. Les anomalies brisaient l'harmonie de leur structure. Il devenait nécessaire de les réparer, de les réorganiser, ou de les gommer, définitivement… Elle était l’une de leurs mères. Ils ne l’oblitéreraient pas. Ils chercheraient à la récupérer, à la remettre à la place qui conviendrait le mieux à la communauté. Lorsqu’ils seraient proches, elle ne leur opposerait aucune résistance. Elle devancerait leur appel.

Suite Chapitre 01.6





L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 01.6

'Ran... Elle n'avait plus pensé à lui depuis longtemps alors qu'il était si important… bien plus qu'elle. Si elle ne parvenait pas à accomplir sa mission, ce serait à lui de prendre le relais. Parviendrait-il, contrairement à elle, à échapper à la Horde et à ses maîtres ? Elle ne pouvait que l'espérer. 'Ran avait toujours été différent d'eux. C'était pour cela qu'elle l'avait choisi. Cette différence le rendait imprévisible, incompréhensible pour eux. Ce serait ce qui le sauverait. Il les avait toujours perturbés, effrayés même, au point d'avoir été exclu de leur communauté.

Cela suffirait-il ? Au cours de ses dernières incarnations, elle n'avait trouvé aucune trace de sa présence sur la Terre. Elle n'avait pas senti les Rétameurs si proches non plus... Elle ne pouvait imaginer sa non-existence ou sa dissolution au profit d’une âme plus forte que la sienne. Peut-être Ran n'était-il pas encore réveillé comme elle... Ou bien le processus d'intégration avait modifié sa nature et le rendait impossible à détecter. Était-ce une bonne chose ? Pas en ce qui la concernait car elle ne pourrait pas entrer en contact avec lui. D’un autre côté, la horde ne pourrait pas le retrouver non plus. Enfin, il ne serait probablement pas sensible à leur appel. Au moins aurait-il une chance de leur échapper et de ne pas vivre sous leur joug… Tout ce qu'elle espérait, c'était qu'il soit bien sur la Terre et, surtout, qu'il soit bien conscient de l’importance de sa mission. Dans le cas contraire, tout espoir de survie serait vain.

Combien de temps faudrait-il à la Horde pour arriver dans ce système solaire ? Encore cent ans ? Non. Beaucoup moins. Elle était aux portes de la galaxie. Cinquante ans au maximum... Le temps d’épurer quelques autres systèmes. Combien de galaxies avaient-ils déjà traversés ? Combien de systèmes solaires avaient-ils refaçonnés selon leurs besoins, leurs envies ? Combien de planètes, de mondes vivants y avaient-ils déjà détruits ? Combien d'êtres, d’organismes vivants avaient-ils assimilés dans leurs rangs et réduits en esclavage ou en soldats pour leur armée intergalactique ?

La présence de créatures extraterrestres échouées, sur la Terre, souvent par le biais du hasard, certaines depuis des milliers d'années, mais la plupart assez récemment, était la preuve de leur progression et de leurs exactions dans les mondes qu’ils avaient déjà colonisés.

Les naufragés étaient venus se réfugier moins par désir, et calculs de navigation, que par chance, sur la seule planète qu'ils pensaient protégée de leurs ennemis parce qu’elle n’apparaissait sur aucune carte. Et si elle n’apparaissait dans les données de navigation, c’était parce que quelqu’un avait tout fait pour qu’elle en disparaisse. Ce quelqu’un avait eu accès aux bases de données pour les modifier et avait su créer une machine, un mécanisme capable d’occulter non seulement une planète, mais un système tout entier. Aucun appareil de navigation, quel que fut son degré de perfectionnement, ne pouvait le repérer. Au cours des millénaires passés, bien des envahisseurs étaient sans doute passés à côté de ce système, ou l’avait traversé, sans le voir. Peut-être y avait-il des sentinelles pour veiller à ce que ce soit toujours le cas, ou pour réparer le système d’occultation en cas de défaillance.

Sauf que la machine ne fonctionnait plus aujourd’hui, et aucune sentinelle ne semblait capable de la réparer. Elle était tombée en panne. Une simple panne mécanique. Rien n'était immuable, infaillible, ni même infini dans l’univers. Après des centaines d'années de bon fonctionnement, il n’était pas franchement anormal que la machine et son système de protection aient besoin d’une bonne révision. Toutefois, retrouver des gardiens-mécaniciens ad vitam æternam pour cette tâche n’était pas aisé. Ce genre de main d’œuvre était plutôt rare, et le travail bien ennuyeux et ingrat. Bref, personne n'avait ressenti l'urgence de réparer L’Occulteur de Mondes.

Sauf que cela ne tombait pas au bon moment.

Personne ne savait alors que les Rétameurs et la Horde avançaient inexorablement vers le système solaire de la Terre. Par conséquent, elle devait retrouver le seul être capable de remettre le mécanisme en marche, en plus de vaincre les envahisseurs. Enfin… peut-être de les vaincre. Là-dessus, elle n’avait aucune certitude. Elle avait pour mission de retrouver celui qui possédait le cœur de ce mécanisme capable de cacher un monde aux yeux des dieux eux-mêmes. Elle savait par où commencer. Toutefois, cela ne suffirait pas. Non seulement, il faudrait remplacer le cœur de la machine, mais il faudrait aussi remettre le mécanisme en route, le réamorcer. À cela, elle entrevoyait déjà de nombreuses difficultés.

Où donc se trouvait celui qui possédait le cœur ? Cela faisait plus d'un siècle qu'elle n’avait plus vu, ni entendu parler d’Adad Melqart, Baal le Jeune. L'avait-il toujours en sa possession ? Sinon, saurait-il le retrouver ? Cet objet qu’Anna-Louise avait volé, il y avait plus d’un siècle, L’Occulteur de Mondes, n’était qu’une partie d’une formidable machinerie. Où se trouvait le reste ? Baal saurait-il la retrouver ? Nul ne savait à quoi ressemblait cette machine. Elle pouvait se trouver n’importe où dans cette galaxie. Sur une planète, sur un satellite ou même quelque part dans l'espace, sous la forme d’un objet inconnu ou d’un morceau de roche ? Peut-être même qu’elle voyageait d’un endroit à un autre afin de ne pas être découverte… Si elle n’était pas retrouvée et remise en fonction avant l'arrivée des Moissonneurs, ceux-ci anéantiraient chaque planète du système solaire dans lequel évoluait la Terre, en plus celles de tous les autres systèmes de la galaxie…

Et si Baal s’était affiliés aux Moissonneurs, ou bien avait été livrés à eux par d’autres drægans ? Les drægans n’étaient pas connus pour leur sens de la loyauté, et Baal n’avait jamais fait l’unanimité parmi eux. Non, c’était impossible. Il était bien trop malin pour être pris, et trop indépendant pour être soumis à qui que ce soit.

Seuls Baal l'Ancien et Darius auraient pu expliquer à quoi ressemblait la machine à laquelle appartenait L'Occulteur de Mondes, et où elle pouvait se trouver exactement. Darius était mort, assassiné. Quant à Baal l’Ancien, il avait disparu peu après. Cela s’était passé bien avant que la machine cesse de fonctionner. En avaient-ils prévu l’éventualité ? Il ne restait que l’un des fils de Baal l’Ancien pour le savoir. Adad Melqart était le seul à avoir survécu à la purge qui avait eu lieu à la mort de Darius. Il n’était encore qu’un enfant.

Ou que Baal se trouve, s’il était encore de ce monde, mieux valait qu’il possède un vaisseau spatial à sa disposition. Autrement, il aurait des difficultés pour trouver et atteindre la machine si elle ne se trouvait pas sur la Terre. Mead’ en était persuadée.

À sa connaissance, il n'y avait aucun vaisseau spatial sur cette planète, encore moins un vaisseau capable d'emporter un équipage au-delà de Mars. Car, Adad Melqart aurait nécessairement besoin d’aide dans ses missions, de compagnons fidèles. Tous les sauveurs de l’humanité avaient eu des compagnons. Là, ce n’était pas seulement de l’humanité dont il était question. Alors à plus forte raison, il ne pouvait être seul pour assumer cette tâche. Même un dieu ne pouvait avoir cette force.

En l’état actuel des connaissances technologiques terrestres, espérer voyager en dehors du système solaire d’ici moins d’une cinquantaine d'années relevait de l’impossible. C'était une période de progrès, Mead’ n'en doutait pas, mais où en serait-ils dans quinze, vingt ou vingt-cinq ans ? Il fallait que Baal ait son propre vaisseau.

Autre problème, la machine avait été conçue pour protéger, et sans doute pour SE protéger. Elle devait donc être piégée. Le fait qu'elle soit tombée en panne y changerait-il quelque chose ?

Elle décida que retrouver Baal serait sa priorité pour les vingt, trente ou quarante années à venir. Il possédait un cœur destiné à la machine. Ce serait alors à lui de résoudre les différents problèmes. Accepterait-il sa destinée ? Encore une donnée inconnue. Il pourrait la refuser et prendre la fuite... Mettre de la distance entre lui et les Moissonneurs... Elle n'avait pas le souvenir d'un être couard. Il savait se battre lorsque c’était nécessaire ou lorsqu’il ne pouvait faire autrement. Mais il n'était pas particulièrement philanthrope. Accepterait-il de sauver d’autres vies que la sienne ? Accepterait-il de donner sa vie pour que La Vie elle-même subsiste quelque part dans l’univers avant de croître à nouveau ? Il lui faudrait aussi retrouver la clé qui lui permettrait de remonter le mécanisme de la machine pour la remettre en route ?

Elle comptait donc sur d'autres compagnons, humains ou non, pour l'aider et le persuader si c'était nécessaire, le maîtriser et le raisonner lorsqu'il aurait cette fâcheuse tendance à foncer tête baissée vers les problèmes. Tendance qu'il avait peut-être néanmoins appris à maîtriser depuis leur dernière rencontre. Mais elle pressentait que ce long siècle de silence de sa part n’augurait rien de bon. Il était des habitudes dont on ne se débarrassait pas facilement. Certaines espèces avaient un naturel tellement bien chevillé au corps que ce n'était pas au galop qu'il revenait mais à la vitesse de la lumière. En la matière, les drægans avaient la rancune tenace. Ils étaient capables de garder profil bas durant des années… et de frapper leurs ennemis au moment où ceux-ci s’y attendaient le moins. Baal était bien du genre à avoir une liste inépuisable d’ennemis.

Elle avait maintenant moins d’une vie humaine pour le trouver et mettre les derniers éléments en place. Ce serait difficile, mais pas impossible. Lorsqu'elle serait endormie, Esmelia, la remplacerait en toute conscience. Petit à petit, elle comprendrait ce que Mead’ attendait d’elle, et discernerait l’importance de sa mission. Un fait que Mead’ n’avait jamais dévoilé à ses ascendantes. Esmelia trouverait le porteur de L’Occulteur de Mondes et certains de ses compagnons.

À partir de là Mead’ entrevoyait plusieurs alternatives. Les chemins des possibles divergeaient. Mais quoi qu’il soit, Mead’ achèverait sa mission. Elle savait qu'ensuite, elle ne dormirait plus jamais, et retournerait auprès des siens. Sauver un monde, ses habitants, ainsi que les réfugiés d’autres systèmes solaires valait qu’elle se sacrifie. C’était peu comparé à ce qu’elle aurait pu faire… Elle avait dû faire un choix : tenter de sauver beaucoup, mais avec la certitude d’un échec, ou peu mais avec la quasi-certitude d’y parvenir. Il y avait une différence abyssale entre les deux.
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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 02.1


XXIème siècle. 09 janvier.

Rheya Alluedol avait peur de mourir dans la douleur. Pas un jour sans y penser. Parfois, elle se disait qu'il lui en faudrait peu pour perdre pied. Une simple pensée. Mais elle savait que ce n'était ni simple, ni seulement une pensée. Chaque matin, comme la majorité des personnes qui se levaient tôt, au moins cinq jours par semaine, elle maudissait ce jour de n'être pas un jour de congés. Un jour où elle pourrait profiter de la présence de Louise et de Neil. Une fois sortie de son lit, faire sa toilette, se maquiller, puis s'habiller et retrouver sa bonne humeur n'étaient pas difficile. Le temps qui lui restait avant d'aller travailler, elle l'accordait à Neil et à Louise. En général, elle n'avait pas à faire l'appel des troupes. La jeune fille était une lève-tôt qui refusait de perdre son temps à ne rien faire. À seize ans, l'adolescente avait déjà un grand sens des responsabilités. Avec ce qu'elle avait sûrement vécu malgré son jeune âge, le contraire aurait été difficile. Si elle n'en parlait pas, sa maturité, certaines de ses réflexions et de ses réactions le faisaient pour elle. Le reste du temps, elle ressemblait à peu près à une adolescente normale. Tous les matins, elle préparait la table et le petit-déjeuner pour trois, parfois quatre lorsque Léo était là.

Neil, lui, s'occupait de mettre la table le soir. Du moins, quand sa maladie ne le lui faisait pas oublier. Il était atteint d’Alzheimer précoce, ou de quelque chose qui s'en rapprochait. Aucun médecin ne savait de quoi il souffrait exactement. Avant sa maladie, Neil était un génie scientifique, l'un des plus talentueux de sa génération. Son domaine de prédilection était la biotechnologie. Sa sœur jumelle, Maraid, était exobiologiste. Côté génie, elle n'avait sûrement rien à envier à son frère. Après des semaines de recherche, c'était elle qui avait fini par découvrir que Neil s'était injecté une solution de sa création qui avait anéanti bien plus que ses facultés intellectuelles. Elle avait recherché les traces des recherches de son frère pour trouver les composés de cette solution et en composer une autre qui inverserait les effets, mais il s'était avéré que son frère avait tout détruit. Il avait même détruit son journal personnel. Maraid en avait donc déduit que son acte était intentionnel. Dans ses mauvais moments, Neil était conscient d'avoir été en possession de toutes ses facultés. Parfois, il se renfermait totalement, d’autres fois il vivait l'instant présent, soucieux des personnes qui l'entouraient, et indépendant. Pourquoi s'était-il injecté cette solution ? Avait-il eu connaissance des conséquences ? Si oui, alors il l'avait sans doute fait en connaissance de cause. Pourquoi ? Pour oublier le décès de son épouse ? Elle s'appelait Wendie. Cela faisait un an qu'elle était décédée, emportée par un cancer agressif. Il ne s'en était pas remis. Pourtant Maraid en doutait. Il se rendait tous les jours sur sa tombe. Il ne l'aurait jamais abandonnée ainsi, après une année de deuil impossible. Et puis, sa sœur et ses neveux comptaient aussi énormément pour Neil. Les raisons de son acte restaient un mystère.

Rheya n'avait pas d'opinion sur le sujet. Le fait était que Neil aurait dû être interné dans un établissement spécialisé, aux frais de l'état canadien. Une sorte d'oubliettes pour les détenteurs d'informations sensibles et autres secrets d'état. Neil avait successivement travaillé pour la NASA, pour l'armée, et comme conseiller spécial aux affaires spatiales auprès du Premier ministre canadien. Ses travaux étaient suffisamment importants pour qu'ils ne tombent pas entre de mauvaises mains et qu'il soit mis sous étroite surveillance. Maraid avait mis toute son énergie, hypothéqué tout ce qu'elle possédait pour engager un très bon avocat, et même mis sa réputation en danger pour que son frère ne soit pas interné. Neil ne lui avait pas facilité la vie non plus. Il s'était enfui à plusieurs reprises. À chaque fois, Rheya avait été chargée de le retrouver. Elle s'était trouvée mêlée à la vie de Neil Doyle, par hasard, et aujourd'hui, il faisait partie de sa vie au même titre que Louise. Elle en avait la responsabilité. Sauf cette semaine. Neil passait une quinzaine de jours chez sa sœur chaque trimestre. Quant à Louise, elle se trouvait chez son beau-père Paul Schiller, dans l’ouest France. Elle y retrouverait sans doute son père biologique, Henri Fromont. Celui-ci ne faisait que des apparitions courtes dans la vie de sa fille, et finalement assez récentes. Louise n’avait toujours connu qu’un seul père, Paul Schiller. Il avait épousé la mère de la jeune fille et avait élévé Louise depuis sa naissance.

De Henri Fromont, Rheya ne savait que ce que lui avait dit Louise. D'après l'adolescente, il n'était pas l'homme le plus recommandable du monde, mais ses intentions étaient honnêtes. Du moins, celles qu'il laissait paraître. Rheya avait eu accès à une copie des dossiers que le FBI et Europol possédaient à son sujet. Avant d'accepter de veiller sur Louise, elle avait voulu savoir dans quoi elle s'engageait. Son patron, Bolt, avait fait jouer quelques-unes de ses relations pour les obtenir. Ils soulignaient que Fromont était un homme d'affaires extrêmement riche et influent. Il n’en restait pas moins qu’il était soupçonné d'activités illicites, et peut-être même de faire partie d'une organisation criminelle. Mais si tel était le cas, l'homme était suffisamment malin pour ne pas se faire prendre. Rheya ne l'avait rencontré que deux fois. La première fut à l'occasion d'une affaire de trafic d'œuvres d'art. Il devait apporter son témoignage dans l'affaire. Ses collègues, Nora et Byron, veillaient à ce qu'il se présente bien au tribunal.

Ce fut à cette occasion qu’elle rencontra Louise pour la première fois. La jeune fille avait voulu rencontrer son père biologique. Le moment n’était pas des mieux choisis. Fromont n’avait pas eu l’air plus étonné que cela de la voir débarquer, comme si, contrairement à elle, il l’avait toujours connue. Plutôt qu’à Nora ou à Byron, c’était à elle qu’il avait demandé de veiller sur Louise. Il lui avait même demandé d’appeler son père adoptif. Celui-ci avait été soulagé d’apprendre que Louise allait bien. Il était arrivé du Canada dans les heures qui avaient suivi. Les explications entre ce père qui avait vécu le pire des tourments et la jeune fugueuse n’avaient pas été aussi houleuses qu’elle s’y attendait. Au contraire. Il y avait un vrai soulagement de la part de l’un et de l’autre. Elle les avait logés durant toute la durée du procès d’Henri Fromont. Elle avait ainsi appris que la mère de Louise était décédée quelques semaines plus tôt. Le père comme la fille s’en remettaient difficilement, mais il était clair que ce qui préoccupait le plus Paul Schiller, c’était le bien-être de sa fille, mais aussi, elle s’en rendit rapidement compte, sa sécurité. Louise était effectivement une jeune fille très particulière.

Le procès d’Henri Fromont avait été promptement été réglé, à son avantage. Cependant, il n'en avait pas terminé avec la justice. Sa seconde rencontre avec les deux pères avait eu lieu dans un restaurant autour d'un déjeuner, en présence d'un avocat. Leur seul sujet de conversation avait été Louise. Ils lui en avaient confié la garde temporaire de Louise le temps que ses problèmes avec la justice soient réglés. Pour Paul Schiller, c’était plus qu’une épreuve difficile, mais il désirait qu'elle soit en sécurité avec une personne capable de la protéger et en qui elle avait confiance. Rheya avait d'abord voulu objecter en lui disant qu'elle n'était pas la personne qu'il imaginait. Mais ils lui avaient prouvé qu’ils savaient exactement qui elle était. Plus encore que la plupart des personnes avec lesquelles elle était proche. Louis Fromont avait ajouté avec une désagréable suffisance qu'elle-même ignorait encore ce dont elle était capable. Elle détestait les personnes qui pensaient savoir qui elle était exactement. Elle reconnaissait, néanmoins, qu'il n'était pas le genre d'homme dont on refusait les requêtes. Cependant, ce n'était pas pour cela qu'elle avait accepté, mais à cause de la détresse de Paul Schiller.

La présence de ses protégés avait quelque peu changé sa vie privée. Elle avait dû quitter un univers soporifique fait d'habitudes, de confort personnels et d'immobilisme pour un autre plus actif, vivant et chaleureux. Elle avait trouvé quelque chose qui lui avait manqué sans qu'elle s'en rende compte et dont elle savait ne plus pouvoir se passer dorénavant. Dans sa vie professionnelle, il y avait eu peu de changements. Elle continuait à prendre le bus pour aller travailler, même si cela nécessitait de se retrouver seule dans un lieu fermé, au milieu d'inconnus : trois quarts d'heures chaque matin, cinq à six jours par semaine. C'était déjà mieux que le métro bondé, et aussi long avec ses différentes correspondances. Elle avait essayé de trouver un appartement ou une maison plus près de son emploi et du lycée de Louise, sans succès.

Elle aurait pu prendre un taxi deux fois par jour, mais cela aurait fini par lui coûter cher. Elle avait déjà refusé une fois l'aide financière de Fromont et espérait ne jamais y avoir recours. De plus, elle économisait pour LA maison qui leur conviendrait à tous les trois. Cela excluait l'acquisition d'une voiture. Celle de l'agence lui suffisait. D'autant que son patron lui permettait quand elle en avait besoin.

Elle fuyait autant qu'elle le pouvait les endroits surpeuplés. La foule l'effrayait, l’énervait, l'étouffait, la stressait, tout en lui laissant un profond sentiment de solitude, et une douleur sourde à certains endroits du corps. Elle avait tenté plusieurs thérapies, ainsi que d'autres moyens, pour oublier cette peur et cette douleur. Elle avait fait des choses si insensées, dangereuses même.

Six jours par semaine, elle travaillait dans une agence de cautionnement. Parfois, elle se demandait si elle ne serait pas mieux dans l'agence d’à côté, à voyager et à rédiger des guides touristiques. Son boulot ne ressemblait en rien à ce qu'on pouvait voir à la télévision. Elle n'avait rien de la fille qui repérait d'un coup d'œil, le bad guy, le coursait, à pieds ou en voiture, en prenant des risques inutiles, et parvenait inévitablement à lui mettre la main dessus. Une bonne partie de ses clients était généralement équipée d'un pacemaker. Pour les autres, elle comptait sur leur maladresse naturelle, leurs talons aiguilles ou leur lâcheté pour ne pas avoir à les courser. Elle n'accomplissait aucun exploit. Le moitié de son travail consistait à remplir des tâches administrative remplir de la paperasserie, ranger des dossiers, vérifier des notes de frais, trouver des maisons à vendre ou à louer, enquêter sur leur voisinage, y placer des hommes, des femmes et, parfois, leurs familles, en attendant leur passage au tribunal... Elle ne s’épanouissait pas vraiment dans ce travail, mais au moins il lui laissait assez de temps libre pour Louise et Neil. Il lui permettait de ne pas penser à d’autres choses. Comme se faire tuer dans une librairie, par exemple …


(Suite Chapitre 02.2)
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Tome 1 : Esmelia



Chapitre 02.2



Le lundi, après son travail à l’agence, elle se rendait à son cours de boxe thaïlandaise, le mercredi, c'était de l'aïkido, et le vendredi, elle s'exerçait au tir. Elle sortait toujours de ces cours avec un mal de chien, à la tête, au bras et à la main gauche. Elle avait appris à composer avec cette douleur, presque à l'aimer. En remarquant les cicatrices sur son corps, ses adversaires essayaient généralement de la ménager, mais elle leur faisait passer cette idée rapidement. En dehors du travail et du sport, elle évitait le contact avec l'extérieur à chaque fois qu'elle le pouvait. En fin de journée, elle attrapait un bus et rentrait chez elle, auprès de Louise et de Neil.

Ce soir, elle avait changé ses habitudes. Au lieu de prendre le bus, après la boxe, elle avait décidé de flâner en direction des ponts. Elle souhaitait voir le fleuve Saint-Laurent sous la neige. Elle avait pris son appareil photos. Dans les rues, de rares ombres erraient devant les dernières vitrines encore décorées avant de se réfugier dans leurs foyers. Le fleuve était éclairé, et les reflets des lumières colorées ondulaient sur l’eau au rythme de ses frémissements. La neige tombait en gros flocons qui se paraient de couleurs scintillantes.

Elle avait les cheveux humides, assez pour attraper froid même si la température était clémente pour un soir d’hiver. Montréal avait connu des hivers plus rigoureux. Le réchauffement climatique était passé par là. Noël et le jour de l’an étaient encore proches, et les guirlandes lumineuses étaient toujours accrochées aux arbres et à tout ce que l’architecture de la ville permettait. Une nouvelle année commençait.

Elle trouvait que l’air sentait encore les parfums de Noël : l’orange, la cannelle, la résine de sapin. Les jours qui suivaient les fêtes de fin d’année, les gens se débarrassaient de leur sapin. Il y en avait un tas conséquent en haut de l’escalier de pierres qui descendait jusqu'au fleuve, du côté des écluses. Un groupe d’hommes et de femmes en brûlait un dans un brasero de fortune pour se réchauffer. Des sans-domiciles-fixes qui n’avaient pas trouvé de refuge pour la nuit, ou n’en avaient pas voulu pour diverses raisons. Il y en avait eu de plus en plus ces dernières années.

Les vies de plusieurs millions de personnes avaient changé depuis l'effondrement des Twin Towers, bien des années plus tôt, et plus encore depuis la longue crise qui ne cessait lentement, mais inexorablement, d'empirer. Le monde entier en ressentait les nombreuses conséquences, bonnes ou mauvaises, selon les points de vue. Le siècle précédent avait attendu presque vingt ans et une guerre pour véritablement commencer. Le présent n’avait eu que neuf mois et onze jours... Il ne s'en était pas remis. Aujourd'hui, la blessure paraissait moins vive, mais elle était toujours là.

Tant de choses avaient changé depuis cet an 2000 que l’on imaginait tellement différent, plus avancé que celui dans lequel elle vivait. Au stade actuel de la technologie et des découvertes spatiales et d'après ce qu'elle avait lu dans un journal scientifique, il faudrait au moins trois-cent-cinquante mille ans à un vaisseau voyageant à dix-sept kilomètres par seconde pour atteindre la première planète jumelle de la Terre. Même à une vitesse supérieure, une seule vie humaine n'y suffirait pas. Et si cela devait être possible, un jour, construire des vaisseaux capables d'effectuer un tel voyage coûterait des sommes exorbitantes. Sûrement l'équivalent d'une nouvelle crise internationale au moins. L'immortalité, elle, était promise à des prix exorbitants mais jamais prouvée, les tentatives de téléportation effectuées en laboratoire restaient inabouties, les voyages d'un bout à l'autre du pays ou du continent étaient toujours soumis aux aléas des transports en commun. La téléportation n'était toujours pas à l'ordre du jour, et les voitures ne volaient pas.

Cependant, on avait des ordinateurs portables et des tablettes. Les téléphones et autres objets nomades promettaient des applications que Gene Roddenberry n’aurait pas reniées. Malgré ou à cause de la crise leurs prix avaient baissé tandis que leurs capacités avaient augmenté. Les téléviseurs avaient gagné en légèreté, mais on était loin de la feuille plastifiée que l'on dépliait comme un simple journal, dans le bus ou ailleurs. Bien sûr, il n’y avait pas eu de premier contact avec des extraterrestres, ni de soucoupes volantes. Seulement des rumeurs.

En attendant, les temps étaient difficiles pour tout le monde. Et nul n’était à l’abri d’un revers de fortune. Et puis, il y avait eu ces explosions nucléaires au Japon, suivies deux mois plus tard par une succession d'attaques informatiques de grande envergure. L’Amérique et l'Europe avaient subi cette vague de cyberattaques sans pouvoir lutter malgré les moyens déployés. Des banques, des entreprises et organismes dits sensibles avaient été ciblés. Les deux attaques avaient été revendiquées par un groupe de terroristes qui se faisait appeler Les Windtalkers. Ses membres militaient pour une redistribution des richesses et « l'avènement réel de la méritocratie ».

Curieusement, ces dernières affaires n'avaient pas fait les grands titres des journaux très longtemps. Peu d'infos filtraient à leur sujet, ou bien elles avaient été effacées. Elle avait fait des recherches sur différents sites, et elle était tombée sur des pages récentes concernant les Windtalkers. Elle n'avait rien trouvé d'important. Quelques noms comme Train Vert, le Cossi-Cavala, Bikini-Bombay leur avaient été associés sur certaines pages sans vraiment les citer. Ces mots semblaient sortir d'un roman de gare. C'était sûrement pour cela qu'elle s'en souvenait. Elle avait cherché des noms de membres supposés en fonction de leur appartenance politique ou de leur idéologie, sans succès. Finalement, elle avait trouvé une page concernant le Train Vert. Elle avait suivi la piste et avait eu l'impression de se retrouver dans un univers inconnu, un espace différent du freenet. Elle avait déjà entendu parler de ces réseaux parallèles, le DarkNet, l'UnderNet, et même plus récemment, l'OverNet... Était-ce l'un d'entre eux ? Elle avait tâtonné un moment sans aboutir à quoi que ce soit.

Lorsqu'elle y était retournée, quelques jours plus tard, elle avait du mal à retrouver cet espace parallèle, mais elle y était parvenue. Elle avait ouvert des pages au hasard, et n'y avait pas compris grand-chose. La plupart des textes étaient écrits dans une ou plusieurs langues qui lui étaient inconnues. Mais il s'agissait bien de langages cohérents. Elle avait essayé de trouver des clés pour les déchiffrer, de les comprendre. En vain. Elle avait fini par abandonner. La tâche était trop ardue. Mais la curiosité l'avait bien piquée. Le lendemain, elle avait essayé d'y retourner mais, cette fois, cet espace inconnu s'était révélé impénétrable... Elle n'était même pas parvenue à trouver la page du Train Vert qui lui avait permis le passage du Net officiel à l'autre espace... Toutes les issues avaient été bloquées. Aucun des codes d'accès qu'elle avait réussis à craquer les fois précédentes ne fonctionnait.

Sa dernière tentative datait d'aujourd'hui. Elle n'avait rien trouvé. Toutes les traces semblaient avoir disparues, comme si elles avaient été effacées... C'était vraiment du bon travail. C’était dommage. S'il s'agissait d'une sorte de jeu interactif comme il en fleurissait depuis des années sur le Net, elle aurait aimé voir jusqu'où elle aurait été capable d'aller.

Elle soupira. Tant pis, elle retenterait encore une fois demain. En attendant, elle devait se détendre un peu. Elle commença à prendre des clichés du fleuve, des écluses et du pont, puis s’intéressa au groupe de SDF. Pourtant, elle ne prit aucune photo d’eux. Elle n'avait pas osé car l’un des hommes avait relevé la tête et l’avait regardée droit dans les yeux. Elle en avait été si surprise... Peut-être parce qu'elle avait eu cette drôle d'impression de le connaître, sans se souvenir de lui. Assez curieusement, il se distinguait des autres SDF par son apparence. C’était un homme plutôt grand, aux épaules larges. Sa silhouette ne semblait pas encore marquée par cette lassitude propre à ceux qui n'attendent plus rien de la vie. Ses mouvements, ne serait-ce que lorsqu'il se frottait les mains pour les réchauffer, étaient encore vifs. À la lueur du brasero, elle lui avait trouvé les pommettes saillantes, le nez court et la mâchoire découpée, couverte d'une courte barbe, probablement blonde ou rousse. Il n’y avait pas assez de clarté pour qu’elle puisse être certaine de la couleur, et ses cheveux étaient cachés par un bonnet noir. Il l'avait regardée avec une telle insistance. S’inquiétait-il de sa présence sur ce pont ? Se demandait-il ce qu'elle faisait là, à cette heure où la plupart des employés étaient rentrés chez eux ? Pensait-il qu'elle avait l’intention de sauter d'un pont ?

Cela n’entrait aucunement dans ses projets. Risqué et d’un résultat trop incertain. Combien de temps mettrait-elle à mourir, et dans quelles souffrances ? Elle ne tenait pas à finir l’autre moitié, voire un peu plus, de sa vie dans un fauteuil roulant ou pire, "légumisée" dans un lit.

Elle se raisonna. Il était impossible qu'elle ait déjà rencontré cet homme. En tous les cas, pas dans sa nouvelle vie. Il y avait tellement d'écart entre sa vie actuelle et celle d'avant...

"Avant" : c’était juste avant Noël, il y avait deux ans et quelques jours, lorsqu'un fou avait sorti une arme à feu dans la librairie bondée de monde où elle effectuait ses derniers achats pour Noël. Il avait tiré à l’aveugle dans la foule compacte. Elle ne se souvenait pas de grand-chose, mais les impressions et les émotions qu’elle avait ressenties ce jour-là, à cet instant précis, étaient incrustées en elle, tatouées dans sa chair et dans son âme, jusqu’au plus profond de ses souvenirs. Les images restaient floues, mais elle les imaginait comme celles du film Terminator quand le cyborg se trouve dans la discothèque à la recherche de Sarah Connor. À l'instant où il croise son regard, le tueur pointe son arme sur elle et tire à plusieurs reprises.

Elle se souvenait avoir remarqué cet homme qui semblait chercher quelque chose, ou quelqu’un, lorsqu'elle était entrée dans la librairie. Elle ne souvenait pas qu’il ait posé son regard sur elle en particulier. D’ailleurs, ce n’était pas sur elle qu’il avait tiré en premier. Pourtant, elle s’était sentie ciblée avant même que son esprit imprime la proximité et le rythme rapproché des tirs.


(Suite Chapitre 02.3)
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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 02.3



Elle avait reçu quatre balles, l’une dans le bras, une autre dans la poitrine, une troisième dans le ventre, et la quatrième dans la cuisse. Une cinquième lui avait traversé la main gauche pour achever sa trajectoire dans le corps d’une autre personne… Elle avait ressenti les douleurs successives et insoutenables. Elle avait entendu la foule hurler de panique. Quelqu’un l’avait bousculée avant de tomber sur elle. Elle avait senti le goût du sang dans sa gorge, le froid...

Ensuite, elle avait perdu connaissance.

Elle s’était réveillée trois mois plus tard dans une clinique. On lui avait expliqué que sa survie tenait du miracle. Le forcené avait abattu sept personnes avant d’en prendre trois autres comme otages. Pour une raison que lui seul connaissait, ou par folie, il leur avait aussi tiré dessus. Deux seulement avaient survécu au carnage. Elle était l’une d’entre elles. Le meurtrier avait été tué abattu par un policier.

Elle s’en tirait plutôt bien, lui avait dit un infirmier. Elle n'avait pas su comment prendre ses paroles. L'une des balles était logée trop près de son cœur pour pouvoir être retirée, et son bras était fichu pour le tennis, ou l’escalade. Elle avait aussi des problèmes de mémoire. Elle avait des difficultés à retenir les noms et les prénoms. Alors qu'elle pouvait reconnaître une personne qu'elle n'avait vu qu'une seule fois des mois plus tôt, elle était aussi capable de dire bonjour deux, trois, voire quatre fois, à une personne avec laquelle elle avait discuté le matin même. Pour s'en sortir, elle s'obligeait à enregistrer un détail particulier du physique ou de la tenue de la personne, à lui associer une couleur ou un mot, ou à ne plus dire bonjour passée une certaine heure de la journée. Heureusement, elle n'avait pas ces difficultés avec Louise, Neil, Maraid et les personnes de son entourage immédiat.

Elle était restée plusieurs semaines en convalescence. Elle avait supporté la rééducation et les médicaments qui l’assommaient, certes pas sans rechigner plus d'une fois. Le plus difficile avaient été les séances avec le psychologue. Elle avait eu l’impression de passer chaque séance à lui expliquer qu’elle se remettait de ses blessures, et qu’elle reprendrait bientôt le cours de sa vie. Elle l’avait toujours senti sceptique. Ou bien, il avait deviné qu’elle ne lui disait pas tout.

Comment aurait-elle pu lui parler du rêve ? D'après lui, les comateux ne rêvaient pas. Comment pouvait-il croire cela ? Dans son cas, c'était comme si elle regardait une série télé, au carrefour de la science-fiction, de la fantasy, de la romance, de l'érotisme... Qui n'avait pas fait ce genre de rêve presque réel ? Le truc sympa, c'était qu'elle était l'héroïne de la série. Dans ce rêve, il y avait cet homme... un prince... un dieu... Il y avait aussi ce monstre à plusieurs yeux et plusieurs bras. Les mythologies regorgeaient de ce genre de monstres. Elle avait peut-être lu quelque chose à ce sujet, dans la librairie, juste avant... et son esprit, depuis, avait fait le reste.

Elle ne se souvenait pas des traits de cet homme, de son regard... Seulement qu'il dégageait une force à la fois physique et psychologique hors du commun, surtout dans sa situation. Elle se souvenait qu'il était le prisonnier du monstre. Elle se souvenait de sa douleur et de son désespoir. Elle l'avait alors pris dans ses bras et avait fait de son mieux pour le rassurer, le réconforter. Le rêve, à mesure qu'elle se liait à cet homme, lui avait semblé de plus en plus précis. Elle avait même senti des odeurs de souffre, de sang, de chair brûlée, et l'odeur de la mort. Était-ce ce qu'elle avait senti au moment où on lui avait tiré dessus ? Elle frissonna, mais ce n'était pas de froid.

Son rêve lui avait paru tellement réel. Aussi réel que le corps de cet homme contre le sien, aussi réel que ses mains parcourant son corps, aussi réel que ses baisers sur sa peau... C'était arrivé plusieurs fois pendant son coma, mais jamais depuis qu'elle en était sortie. Aujourd'hui, en y repensant, elle se disait que c'était un tour de son esprit, une forme de protection, quelque chose qui l'avait peut-être retenue dans le monde des vivants.
Dans son inconscient, les dieux étaient des magiciens, des illusionnistes. Dans toutes les mythologies, on les retrouvait trompant leurs compagnes avec des mortelles... Son esprit avait sûrement arrangé cela à sa façon, et ses connaissances sur les dieux l'avaient rendu plus efficace dans la construction de cet univers onirique.

Elle n'était pas certaine que cette explication tienne vraiment debout, car son rêve avait viré au cauchemar lorsqu'elle s'était retrouvée face à l'hécatonchire. Elle se souvenait qu'il l'avait attrapée après qu'elle ait tenté de le fuir. Ses pieds n'avaient pas voulu bouger, comme s'ils pesaient des tonnes. Le monstre l'avait saisie par le cou avec l'une de ses nombreuses mains, et l'avait soulevée comme si elle ne pesait rien. Elle s'était sentie étouffer... Il l'avait ensuite portée au-dessus d'un puits... où brûlait un feu ardent et l'y avait lâchée. La douleur l'avait faite hurler... Elle avait ouvert les yeux et s'était retrouvée dans le monde réel, dans cette chambre d’hôpital, complètement désorientée, apeurée. Elle avait alors hurlé à s'en arracher les cordes vocales.

Les jours suivants, le rêve s'était estompé, et aujourd'hui, il lui paraissait lointain. Pourtant, parfois, certaines impressions lui revenaient, comme celle de vivre ou d'avoir vécu dans un autre monde... comme se souvenir de lieux où elle n'était jamais allée. Elle n'avait pas jugé utile d'insister sur les détails lorsqu'elle avait évoqué ces impressions devant le psy.

Elle lui avait raconté ses autres cauchemars, ceux qui la réveillaient en sursaut chaque fois que retentissaient les coups de feu fatals. Elle revoyait sans cesse une ombre tirer sur elle. Elle ressentait la douleur, le saut dans le vide, le choc, l’obscurité… Elle était sortie du coma avec une telle violence que, les jours suivants, elle avait eu peur de s’endormir. On lui avait donné des médicaments propres à assommer tout un troupeau d’éléphants.

Elle avait quitté le service de convalescence de l’hôpital, mais n’avait pas repris son travail. Elle se voyait mal aller voir son employeur et ses collègues et leur dire : « salut, vous vous souvenez de moi ? Je travaillais avec vous, il y a plusieurs mois… Tout était OK, mais j'ai dû prendre un congé forcé parce qu’un malade m’a collé quatre balles dans la peau, presque cinq. Ça m’a mise dans le coaltar durant trois mois et quelques jours, et il m’a encore fallu cinq bons mois pour remettre un pied devant l’autre ». En plus, analyser des images, des chiffres et autres données, cela ne lui disait plus rien. Elle avait eu envie d’autre chose. Elle avait surtout eu besoin de libérer cette rage qui grondait en elle comme une louve assoiffée de sang et de liberté. Elle avait eu besoin de vivre autrement et intensément. Elle voulait ressentir la vie, l'éprouver.

Elle avait quitté son compagnon... Celui-ci s’était fait à l’idée qu’elle ne sortirait jamais du coma et avait regardé ailleurs au bout de quelques mois. Ce n’était pas le fait qu’il l’ait trompée qui l’avait conduit à prendre cette décision, mais qu’il n’ait pas cru en elle. Pas un seul instant, il ne s’était dit qu’elle aurait suffisamment de force de caractère pour revenir parmi les vivants et pour reprendre le dessus physiquement. Elle n'avait pas supporté sa lâcheté et en avait conclu que leur amour ne tenait pas à grand-chose. Inutile d'en faire les frais.

Une de ses amies lui avait proposé un job à la rédaction d’un journal people à Paris. Elle avait accepté en pensant que cela pourrait lui faire du bien. Elle avait quitté Londres sans regret pour Paris, la ville où était née sa mère. C'était un vieux rêve qu'elle s'était permis de réaliser. Elle avait emménagé dans le seizième arrondissement de la capitale française. Très vite, elle s’était fait quelques amis et, avec eux, faisait régulièrement la tournée des soirées privées et celles des endroits branchés. Elle s’était étourdie de fêtes qu’elle quittait au bras d’un inconnu avec lequel elle passait la nuit et qui, à l'aube, s’éclipsait lorsqu’elle ne le congédiait pas poliment. Elle s’en était rapidement lassée. Elle avait fait d’autres rencontres, tenté de vivre des relations plus longues qui ne dépassaient pourtant pas une semaine. Même si sa vie avait évolué d'une manière irrémédiable, elle était retournée à sa solitude.

Physiquement, elle avait changé. Elle avait perdu une dizaine de kilos. Elle ne se teignait plus les cheveux. Ils étaient redevenus bruns et courts, voire très courts, alors qu’elle les avait toujours eus longs. Ses yeux couleur d'ambre avaient perdu leur éclat. L’absence de maquillage et le manque de sommeil la faisaient paraître plus âgée. À trente ans, elle en faisait dix de plus. Son visage était beaucoup trop pâle, trop triste. Son sourire, ses rires étaient devenus rares.

Que pouvait-elle faire ? Qu’allait-elle devenir ? Parviendrait-elle à retrouver un sens à sa vie ? Elle avait l’impression que son âme était morte dans cette librairie. Son cœur aussi. Aucun des hommes qu’elle avait rencontrés durant sa période "d’étourdissement" n’avait su trouver la clé qui lui ouvrirait les portes d’un nouvel avenir. Elle ne leur avait pas donné la moindre chance, en fait. Un ou deux avaient pourtant insisté, mais elle les avait oubliés comme les autres.

Elle avait beaucoup aimé Paris, mais elle n'avait rien trouvé qui l'y retienne, et son travail de journaliste à potins l’ennuyait. Elle avait toujours souhaité vivre un temps aux États-Unis. Elle s'était dit que c'était peut-être le bon moment. Dans l’avion, elle avait emprunté le journal de son voisin qui s’appelait Maxwell. Max pour les intimes, lui avait–il précisé, ce qu’elle n’avait aucunement l’intention d’être. Même s’il avait plutôt l’air sympathique avec son look Chuck Norris et ses faux airs de Paul Newman. Dans le journal, elle avait trouvé une annonce qu’il avait entourée au feutre rouge concernant une agence de cautionnement qui recherchait du personnel. Il n’était pas précisé s’il fallait un homme ou une femme, une secrétaire ou un chasseur de primes. Néanmoins, cela pouvait s’avérer suffisamment différent de ce qu’elle avait fait jusqu’à présent, et elle pourrait utiliser certaines de ses connaissances passées.

Elle avait demandé à Maxwell, si c’était lui qui avait entouré l’annonce et si elle l’intéressait. Ses réponses respectives avaient été "oui", "non" et qu’un de ses amis pouvait l’être. Ce qui ne devait pas l’empêcher, elle, de postuler, lui avait-il précisé, car il doutait que son ami ait les capacités à exercer un emploi de ce genre. Cette remarque, en plus de la faire sourire, avait rendu Maxwell vraiment appréciable. Postuler à cette offre d’emploi, pourquoi pas ? Elle avait déjà reçu cinq balles dans la peau. Sûrement plus que n’importe quel chasseur de primes dans toute sa carrière. Statistiquement, elle avait toutes les chances de ne plus se faire tirer dessus, ou du moins d’en prendre une de plus. Il lui restait à se remettre au sport et à apprendre à tirer.


(Suite Chapitre 02.4)
Dernière modification par Ihriae le 14 nov. 2017, 15:34, modifié 1 fois.
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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 02.4



L’agence de l'annonce s’occupait de protéger des témoins et de retrouver des "défauts de comparution". C’était une petite agence, et les cas dont elle s’occupait étaient souvent simples, sans imprévu. Il n’y avait que deux employés : Nora Calinko, Byron Rankins et le patron, Jessé Bolt.

Nora, une brunette aux allures de star hollywoodienne, version années cinquante, refaite comme une Barbie, passait plus de temps dans les boutiques, soi-disant pour trouver des idées de garde-robe pour leurs futurs protégés, qu’à son poste officiel de secrétaire. Byron, le deuxième employé de l'agence, était un geek pure souche, adorable comme tout avec ses lunettes et ses gilets sortis tout droit d’un pensionnat anglais, ses cheveux bruns en bataille, et sa timidité maladive avec les filles, en particulier avec l’exubérante Nora. Il fallait le retenir pour qu’il ne donne pas des noms et des vies de super héros aux témoins qu'ils devaient cacher pour les protéger.

L’agence était dirigée par Jessé Bolt, un type taciturne et plutôt droit dans ses bottes. D'ailleurs, avec ses bottes, son énorme moustache, ses favoris et ses cheveux blonds mi- longs, il n’aurait pas franchement été déplacé dans l’Ouest de la seconde moitié du XIXe siècle. Il aurait probablement fait un bon Marshall. Elle avait passé un entretien d'embauche avec l’impression que ce n’était que de pure forme, et en était ressortie sans grand espoir. Pourtant, Bolt lui avait téléphoné dès le lendemain pour lui dire qu’elle était engagée. Il ne lui avait pas caché qu'il avait fait une enquête à son sujet et qu'elle n'était pas vraiment l'employée qu'il cherchait, mais faute de mieux... En général, ce n’était pas le genre de chose qu'on annonçait d’emblée à une nouvelle recrue. Au moins, elle aurait un salaire assuré.

Si elle avait eu un peu plus de recul à cette époque, elle aurait sûrement remarqué que tout cela s’était passé avec trop de facilité, trop de coïncidences. Elle ne s'en était rendu compte que lorsque Leo, l'étudiant qui arrondissait ses fins de mois comme auxiliaire de vie de Neil lui avait présenté son père Leo. Elle s'était plutôt bien entendue avec lui. Il avait travaillé un temps pour l'agence de cautionnement. Mais il n'était pas du genre à rester en place, et parfois il lui arrivait de se trouver en délicatesse avec la loi. Ce qui la fichait mal, selon Jessé Bolt, pour un type censé garder les malfrats dans le droit chemin, au moins jusqu'à leur procès. Elle lui avait trouvé une ressemblance remarquable avec l’homme qu’elle avait rencontré dans l’avion et qui lui avait conseillé de postuler à l’agence Bolt. Elle n’avait pu s’empêcher de lui en faire part. Cela l’avait d’abord fait sourire, puis il lui avait répondu qu’il y avait de fortes chances pour que ce Maxwell soit son père. Il n’y avait que lui pour l’avoir aguillée vers l’agence. Paul avait ajouté, sans autres explications, que Leo ignorait tout de son grand-père et il souhaitait que cela reste ainsi. Paul avait quitté l’agence quelques semaines plus tard.

Cela faisait onze mois, maintenant qu'elle travaillait pour Bolt. Et elle était là, ce soir. Après sa promenade photographique sur le pont, elle avait pris un bus qui l’avait ramenée au pied de son immeuble, salué le concierge, pris l’ascenseur, et s’était calfeutrée chez elle dans son appartement tellement impersonnel, fidèle à son habitude.

Elle avait planifié sa soirée : une douche, un repas rapide, un peu de lecture, puis elle irait se coucher. En rentrant, elle n’avait pas eu besoin de ranger quoi que ce soit dans cet appartement si vide sans la présence de Louise et de Neil. Elle avait passé deux soirées à tromper son ennui en faisant du nettoyage et du rangement.

Elle monta le son de la musique pour l’entendre sous sa douche. Les murs et le sol étaient insonorisés. Les voisins n'entendaient rien. Elle les avait croisés, quelques fois, dans les escaliers. Ils ne prenaient jamais l'ascenseur. N'obtenant aucune réponse à ses « bonjour », elle avait renoncé à le leur souhaiter. Ce n'était pas seulement pour cela qu'elle les avait trouvé bizarres, mais aussi parce qu'ils portaient toujours des lunettes noires, l'homme comme la femme, quel que soit le temps à l'extérieur. Ils ne les enlevaient pas à l'intérieur. Elle s'était même dit en plaisantant qu'ils devaient être du genre à les porter pour sortir les poubelles à minuit. Elle ne les avait pas revus depuis quelques semaines. Elle devrait peut-être se renseigner à leur sujet...

Après la douche, elle revint dans le salon. Elle fit un bref passage par la cuisine : repas asiatique dans le four à micro-ondes. Trois minutes avant de revenir dans le salon. C'était chaud. Elle n'aimait pas quand c'était trop chaud. La musique lui donnait envie de danser et danser la détendrait. Ça tombait bien, elle avait trois ou quatre minutes de vides dans son emploi du temps immédiat, alors pourquoi ne pas se laisser aller... Elle se leva, fit quelques pas dans le salon et se laissa bercer au rythme de la musique. Elle repensa à l'homme sous le pont. Ses traits s'étaient déjà dilués dans sa mémoire, mais elle se souvenait de ses yeux bleus. Il avait un regard qu'elle connaissait, et qui ne lui déplaisait pas. C'était la première fois qu'elle se souvenait d'un tel détail...

Elle se sentait de plus en plus légère, vidée de ses peurs... comme si elles n’existaient plus. Elle aurait pu savourer, apprécier cette impression si les rares meubles de l'appartement n'avaient pas soudainement pris des contours flous et mouvants. C'était bizarre. Était-ce le début d'un malaise ? La lumière ondulait comme une vague. Elle s’approcha de la fenêtre. Quelque chose n'allait pas... Un peu d'air lui ferait du bien. Une lueur furtive, une ombre en mouvement, dans l’immeuble en face du sien, attirèrent son attention. Nouvellement construit à la place d’un cinéma, de l'autre côté de l'avenue, l’immeuble n'était pas encore habité.

Elle chercha en tâtonnant la paire de jumelles de Neil. Il avait passé pas mal de temps à suivre la construction du nouvel immeuble. Elle devait se trouver sur le fauteuil, près de la baie. Elle n’eut aucun mal à la retrouver. Elle ne se sentait vraiment pas bien. Dans ce brouillard qui l’envahissait de plus en plus, elle distingua la silhouette familière d’un homme qui l’observait. L'homme du pont... Son esprit devait lui jouer des tours… Quelles raisons aurait un SDF de l'avoir suivie pour l’observer de l’immeuble d’en face ? Cela ne pouvait être qu’une illusion provoquée par son malaise. Elle secoua sa paire de jumelles en direction de l'illusion.

« Rince-toi l’œil coco... Si tu me voies... Moi aussi, je te vois... et tu ne me fais pas peur, sale voyeur... J'appelle les flics... »

Comme s'il pouvait l'entendre d'où il était ! Son téléphone était dans son sac à main... Qu'en avait-elle fait après être rentrée ? Où l'avait-elle posé ?

La douleur, d’abord lancinante, dans son estomac, se fit sentir avec plus de force. Elle devint plus aiguë. Elle allait vomir. Elle ravala la nausée qui montait dans sa gorge. Où était ce fichu sac avec ce fichu téléphone ? Qui devait-elle appeler en premier ? La police ou les urgences ? Ça tournait drôlement autour d'elle. Elle devait s'allonger... dans sa chambre si possible. Sa langue était sèche, râpeuse, et sa salive, acide. L'odeur de la nourriture chinoise n'arrangeait rien. Elle peinait à se tenir debout. Son corps tanguait dangereusement. Son esprit s’endormait et la musique s’éloignait, de plus en plus. Que lui arrivait-il ? Était-ce la balle logée près de son cœur qui lui jouait une mauvaise blague ? Le médecin avait pourtant dit qu'elle pouvait vivre longtemps avec. Au moins jusqu'à ce qu'on trouve le moyen de la lui enlever. Était-ce un empoisonnement alimentaire ? Elle n'avait presque rien mangé à midi et n'avait pas touché à son dîner... Et si c'était quelque chose dans le bus... Un gaz qui ne faisait effet qu'au bout de quelques minutes... Encore un acte terroriste ? Les Windtalkers ? Encore une fois, il avait fallu qu'elle soit au mauvais endroit... Non, la foudre ne pouvait pas frapper deux fois la même personne à deux endroits différents. Statistiquement, c'était...

Ses jambes se dérobèrent sous elle.

Elle se retrouva sous l’eau, comme si elle venait d’y plonger, les pieds en premier. Elle coulait à pic. Il y avait beaucoup de bulles minuscules autour d’elle. On aurait dit des perles de nacre et d’argent. Elle se regardait s'enfoncer dans les eaux profondes, l’esprit dissocié de son corps. Elle se rendit compte qu'elle n'éprouvait aucune crainte, au contraire. Son visage respirait la sérénité. Elle ne cherchait pas à remonter à la surface. Elle se sentait bien. Elle souriait. Elle était enfin libre. Sa lourde robe de velours rouge l’entraînait vers les profondeurs. D’où lui venait ce vêtement ? Elle regarda sa main gauche. La cicatrice laissée par la balle de passage était bien visible, rouge comme sa robe. Des perles de couleur rouge et or, microscopiques, s’en échappaient comme un essaim d’abeilles s’échapperait de leur ruche condamnée.

Était-ce cela la mort ?

Au loin, il lui sembla entendre des coups frappés sur du bois, assourdis par l’eau. Quelqu’un essayait d’entrer. Où ? Quand ? Pourquoi ? Qui ? Est-ce qu’on se posait autant de questions lorsqu’on mourrait ? Était-elle vraiment condamnée ? Non, elle était une battante. Elle ne pouvait pas abandonner Louise et Neil...

Elle battait des pieds pour remonter à la surface, mais rien n’y faisait. Elle continuait à descendre. Elle battait des mains, elle luttait, mais il était trop tard. Étrangement, elle n’éprouvait aucune difficulté pour respirer. En fait, elle ne respirait probablement plus, et n’avait plus besoin d’air… C'était juste un dernier réflexe parce qu’elle ne pouvait faire autrement et parce que c’était dans l’ordre des choses. Mais une autre voix, qu'il lui semblait reconnaître sans pouvoir l'associer à qui ou à quoi que ce soit lui disait que c'était faux, qu'elle devait encore se battre, ne pas abandonner, parce que rien n'était perdu, parce qu'on avait besoin d'elle.
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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 03.1


XXIème siècle. 11 novembre.

Frissonnante, Esmelia Evihelia ajusta son bonnet et le col de sa veste sur sa nuque. Dans le désert du Nevada, les nuits étaient fraîches. Elle ne s’était toujours pas habituée au climat, au vent chargé de silice et d’odeurs qu’elle ne parvenait pas à identifier, à l’air trop sec, au soleil brûlant de la journée, à la lumière intense. Rien à voir avec le climat de l'Angleterre ou celui du Canada. Sous ses yeux, en contrebas de la colline, une trentaine de hangars de tailles différentes s’alignaient les uns à côtés des autres. Ils formaient des colonnes régulières.

Tous les bâtiments étaient en tôle, peints du même blanc jaunâtre virant à la couleur rouille, notamment sur les toits. Ils se fondaient dans ce désert au sable compact, parcouru de touffes d’herbe sèche et de maigres buissons. En dehors des charognards, les rares animaux à y vivre étaient des reptiles. Il fallait aussi compter avec les insectes dont la principale occupation était de trouver quelque chose de suffisamment vivant pour y pomper leur nourriture. Will n'arrêtait pas de pester contre eux. Ils avaient réussi à le piquer à deux reprises au moins au travers de sa barbe naissante. Comme elle, il portait une tenue sombre, et un bonnet qui ne laissait voir que son visage aux yeux bleu azur.

Son compagnon et elle s’étaient installés à moins d’un kilomètre de la zone qu’ils surveillaient depuis quatre jours. Il y avait assez peu d’activité à l’extérieur des hangars. Beaucoup d'entre eux étaient plus grands que celui sur lequel portait leur attention. Le plus petit aurait pu contenir deux Airbus A380.

Celui qu'ils surveillaient était de taille moyenne, excentré sans être totalement à l’écart des autres. Il était cerné par une clôture électrique qui comptait onze fils barbelés distants les uns des autres de quinze centimètres. Ce qui, à moins de ressembler à une allumette, et même si elle n’en était pas loin, ne lui permettait pas de se glisser entre deux. Encore moins à son compagnon. De plus, la clôture devait être électrifiée en permanence. Cette mesure de sécurité n’était pas un problème pour elle.

Chaque bâtiment était surveillé, et celui-ci l’était particulièrement. Des caméras couvraient tous les angles. Elles fonctionnaient de jour comme de nuit. Dès que le soleil disparaissait de l’horizon, des spots s’allumaient et éclairaient le site comme une vitrine de Noël. Il y en avait de différentes sortes pour couvrir tous les types de spectres ou de radiations existants, et de toutes les couleurs. Vu du ciel, et de l’espace, cela devait donner l’impression d’une fiesta à tout casser. Ceux qui racontaient que cette zone était secrète devaient essuyer leurs lunettes avec de la peau de saucisson.

Néanmoins celui qu’ils étaient venus chercher dans cet endroit ne serait pas facile à en faire sortir.

Ce système solaire n'avait pas connu d'invasion extraterrestre depuis des lustres. Mais contrairement à ce que tout le monde, ou presque, sur cette Terre pensait, le premier contact avait été établi depuis longtemps. Elle l’avait découvert quelques mois plus tôt.

Kolya avait entendu parler de quelque chose entre les États-Unis d'un côté, et la Russie et l'ONU de l'autre. Quelque chose de suffisamment discret pour que cela attire son attention. La discrétion n'était pourtant pas l'apanage de la Fédération russe, et apparemment, cela avait un rapport avec l'écologie et les espèces invasives. Voilà qui était encore plus intrigant pour lui comme pour elle. Ils avaient creusé et c'était comme cela qu'ils avaient appris qu’en matière de vie extraterrestre, l’Homme n’en était pas forcément aux prémices de la connaissance. Il s'était passé beaucoup de choses depuis cette découverte. Toutes avaient abouti à sa présence dans le désert aux côtés d'un homme dont elle ignorait tout il y a quelques mois.

En général, elle se fiait à son instinct. Elle ignorait d'où cela lui venait. D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle avait toujours su ce qu'il fallait faire ou non. Elle ne se posait jamais de question. Elle savait encore qu'elle devait prendre part à quelque chose de plus grand qu'elle, quelque chose de très important. Son père ne cessait de le lui répéter, mais elle n'avait pas besoin de lui pour en avoir conscience. Elle le sentait. C'était en elle, ancré comme une mémoire génétique. À neuf ans, elle avait dit à son père qu'elle voulait être linguiste et qu'elle accomplirait le rêve de sa grand-mère, Lisiann, en voyageant dans l'espace et en découvrant de nouveaux mondes. Cela avait toujours été une certitude pour elle. Plus encore, une évidence.

Certains parents auraient pensé qu'il s'agissait d'une lubie de petite fille, mais pas Brent Evihelia. Au contraire, il l'avait confortée dans ses choix. Il ne cessait de lui répéter qu'elle devait croire son instinct et le suivre. Il lui citait souvent cet extrait d'Hamlet : "Il y a plus de choses dans le Ciel et sur la Terre, Horatio, que n'en rêve votre philosophie". Savait-il déjà à quel point il avait raison ? Sans doute. Elle avait toujours senti qu'il lui cachait quelque chose, sur elle, sur le monde qui les entourait... Elle avait essayé d'en savoir plus, mais lorsqu’elle le questionnait sur ces sujets, ses réponses étaient évasives et invariable. Celles qu'elle entendait le plus souvent : "tu le découvriras le moment venu", "il n'y a pas de meilleur apprentissage que celui dont on fait l'expérience", "si je te le dis maintenant, tu n'auras plus aucun intérêt à le découvrir", "chaque chose en son temps, et un temps pour chaque chose". Elle avait parfois le sentiment qu'il attendait quelque chose d'elle... Qu'elle trouve une clé... Qu'elle résolve une énigme... mais il ne lui donnait aucun indice pour cela. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir cherché.

Très tôt, il avait commencé à lui apprendre le français, l'italien, l'allemand, l'espagnol, le latin et le grec qu'elle parlait comme sa langue de naissance, l'anglais, ainsi que quelques notions d'arabe. Elle n'avait jamais connu les bancs de l'école, ni ceux du collège. Son père et elle n'avaient cessé de voyager d'un pays à l'autre durant son enfance et son adolescence. Tout son apprentissage scolaire s’était fait par correspondance mais Brent ne laissait rien passer. Si ses notes descendaient en dessous du niveau de l’excellence, elle le payait cher aux entraînements. Parallèlement, à un enseignement strict, il avait engagé une gouvernante, Emmie, qui faisait pratiquement office de mère de substitution et qui l’encourageait dans les moments, rares, où elle sentait le découragement la gagner. Emmie ne savait pas tout au sujet de Brent et d’Esmelia, ou ne disait rien de ce qu’elle devinait. Elle les suivait partout. Sauf lorsqu'ils disparaissaient de la surface du monde durant un mois, parfois plus, cela une fois par an. Durant ces périodes, elle était soumise aux plus rudes épreuves de survie que son père pouvait lui imaginer.

Elle avait quinze ans lorsque Brent Evihelia fut victime d'une crise cardiaque dans un aéroport, entre deux de leurs voyages. Elle n'avait pas été inquiète à l'idée de se retrouver seule. Elle n'y avait même jamais songé. Elle avait ressenti une vague tristesse, mais rien de comparable à ce que les personnes qu'elle avait pu rencontrer au cours de sa jeune vie semblaient ressentir à la perte d'un proche. Elle aurait pu se demander pourquoi elle ne ressentait rien. Elle ne se posa même pas la question. Elle s'était seulement dit qu'il aurait préféré mourir ailleurs, sûrement en montagne, ou bien dans le désert, ou encore au milieu d'une forêt. En fait, sa préoccupation première concernait tout ce que son père ne lui avait pas encore dit ou appris. Elle avait cherché dans ses affaires sans rien trouver d'intéressant. Cela avait été rapide. Brent n'était pas attaché aux biens matériels, du moins jusqu'à un certain point. Il lui avait appris à être comme lui. Moins on est attaché aux choses et aux personnes, plus il est facile de tout quitter du jour au lendemain. Elle avait ensuite cherché dans ses souvenirs qu'elle eut beau tourner et retourner dans sa tête des centaines de fois, mais il n'y eut aucun déclic. Sa seconde préoccupation était les services sociaux. Son père et elle avaient toujours vécu en dehors du système, et elle ne tenait pas y entrer. Surtout par cette voie. Elle n'avait aucun besoin de famille d'accueil. À quinze ans, elle se sentait capable de s'assumer seule.

Une fois encore, Brent Evihelia avait anticipé la suite des événements. Il avait pris des dispositions pour que son corps soit incinéré, quel que soit l'endroit où il trépasserait, et pour que sa fille soit rapatriée aux États-Unis. À peine descendues de l'avion, sa gouvernante et elle avaient été prises en charge par Nikolaï Anassenko, un homme en costume sombre qui dégageait une sorte d'aura féline et dangereuse. Elle se méfia immédiatement de lui, et il lui fallut pas mal de temps pour qu'elle finisse par lui accorder sa confiance. Ce fut plus ou moins réciproque dans la mesure où il s’attendait à avoir affaire à un ado incontrôlable. Le fait qu’elle ne corresponde pas à son idée le fit se méfier d’elle encore plus.

De son fort accent russe, il leur souhaita la bienvenue en Amérique et leur indiqua qu'elles pouvaient l'appeler Kolya. Il devait avoir le même âge que son père, peut-être un peu plus. Ses cheveux étaient courts, légèrement ondulés, et grisonnants comme sa barbe de quelques jours. Il avait des yeux gris très vifs, et chacun de ses gestes semblait mesuré. Sa distinction naturelle montrait qu'il était habitué à évoluer dans des milieux aisés. Cependant, elle s'en rendit compte plus tard, il pouvait aussi se montrer extrêmement vulgaire. Jamais violent physiquement, mais ses paroles pouvaient avoir le même effet qu'une gifle. D’autant qu’il avait une voix très douce, presque sirupeuse.


(Suite Chapitre 03.2)
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Tome 1 : Esmelia



Chapitre 03.2



Elle n'avait jamais rien su sur son passé ou ses rapports avec son père. En avait-il seulement eus, ou bien cela remontait-il à sa mère ou à l'une de ses ancêtres ? Elle était certaine d'une chose, cependant : il n'avait pas toujours été celui qu'il disait être. Nikolaï Anassenko n'était pas son véritable patronyme. Un jour, au centre commercial, alors qu'ils sortaient d'une boutique de vêtements, elle avait entendu un homme l'appeler par un autre prénom : Igor. Il avait fait mine de ne pas l'entendre, ne s'était pas retourné et avait continué à marcher à ses côtés en discutant. Mais elle avait ressenti un changement dans son attitude et les traits de son visage s'étaient légèrement durcis. Kolya cachait beaucoup de choses. Même son apparence pouvait être trompeuses... Quant à son accent, il le perdait dès qu'il n'était plus que tous les deux... lors des entraînements.

Donc, après les avoir accueillies à leur descente d'avion, Kolya les avait conduites dans une luxueuse propriété. Tandis que sa gouvernante prenait possession de ses quartiers, il lui avait expliqué que cette maison appartenait à son père, Brent, et que maintenant qu'il était mort, elle lui revenait. Pas si détaché que cela des biens matériels, le paternel, mais de là à imaginer qu'il avait acquis une majestueuse propriété près de Jackson Hole, dans l'état du Wyoming... D'autant que, malgré un terrain particulièrement favorable pour des stages d’entraînement en toute discrétion, elle ne souvenait pas y avoir mis les pieds avant ce jour. Au moins, elle savait où était passé une partie de l'argent gagné par son père tout au long de sa carrière de chasseur de trésors. L'autre dormait dans le coffre, d’une banque suisse. Ayant suivi les instructions de Brent, inscrites dans une lettre testamentaire, Kolya en avait fait rapatrier une partie aux États-Unis. Cet argent, ainsi que sa présence aux côtés de la jeune fille devaient permettre d'achever son éducation et de la préparer à son destin. Elle lui posa les mêmes questions qu'à son père sur le sujet et eut droit aux mêmes réponses.

Pendant vingt ans, Kolya s’acquitta de la mission confiée par Brent Evihelia avec zèle et application. Au cours des jours précédant son entrée aux États-Unis, il avait inscrit Esmelia à la New-York University. Il lui avait trouvé un petit appartement dans un quartier tranquille de la ville. De toutes les façons, avec toutes les relations que pouvait avoir Kolya, n'importe quel quartier où elle se trouvait devenait tranquille dans la minute. À l'université, elle perfectionna son apprentissage des langues. Elle y apprit en plus le chinois, le japonais, le russe, quelques langues mortes, et des notions de diverses langues régionales.

Côté face, elle affichait la figure de l'héritière riche et surdouée, mais discrète, évitant toute forme de publicité. L'anti Paris Hilton et compagnie, par excellence. Côté pile, après ses entraînements intensifs, elle passait ses rares moments de loisirs à faire des recherches sur les plus grosses fortunes du monde, sur les entreprises cotées en bourses et sur les organismes d'état. Elle ignorait ce qu'elle recherchait, mais elle savait qu'elle le devinerait lorsqu'elle tomberait dessus.

Kolya, lui, avait une autre idée de leurs recherches. Peut-être par esprit de génération, il avait le même amour que Brent pour les citations. À croire qu'ils avaient été élevés ensemble. Le credo de Kolya était : "Le vrai pouvoir, c'est la connaissance". Plus on sait sur ceux avec lesquels on est susceptible de faire des affaires, et plus on a de pouvoir sur eux, disait-il. Elle ne se voyait pas dans le domaine des affaires, mais son instinct lui soufflait qu’il avait raison. Il y avait certaines informations dont elle pouvait avoir besoin, et certaines personnes étaient susceptibles de les lui donner. Enfin, certaines d'entre elles ne le feraient pas sans contrepartie

En dehors de cela, la vie avec Kolya n'était pas tellement différente de celle qu'elle avait menée auprès de son père. Il lui avait appris de nouvelles choses, comme se fondre dans une foule, passer totalement inaperçue quels que soient le milieu et l'endroit dans lesquels elle évoluait. Quelles que soient les personnes avec lesquelles elle se trouvait. Il lui avait appris à se construire une fausse identité et à l'endosser durant plusieurs mois. Elle pouvait désormais s'adapter au milieu urbain comme elle s'adaptait à la vie en pleine nature. Elle était capable de survivre dans le dénuement le plus total comme entourée des technologies les plus sophistiquées. Elle pouvait évoluer parmi les puissants comme parmi les moins nantis, sans commettre le moindre faux pas. Son intégration n'était toujours qu'apparente car elle se sentait toujours différente des hommes et des femmes qu'elle côtoyait. S'en rendaient-ils compte ? Sûrement pas, car son adaptation, elle, était totale.

Elle ne se demandait pas où Kolya avait pu apprendre tout cela. Un homme comme lui avait sans doute une longue expérience dans les domaines du renseignement, de la double identité, voire triple, de la falsification de documents… et du meurtre. Son père n'avait jamais évoqué la possibilité de tuer un être humain. Il lui avait appris à tuer des animaux. Il l'avait habituée à agir vite, sans causer de souffrances inutiles. Jamais, elle n’avait eu à assassiner des êtres humains. Nikolaï avait évoqué le sujet dès les premiers jours de ses entraînements. Il disait qu'elle devait se faire à cette idée. Elle serait peut-être obligée de tuer pour mener ses missions à bien, ou encore de torturer des hommes ou des femmes pour obtenir des informations, ou d'autres choses. Étrangement, cela ne l'avait pas effrayée. Mais, comme le disait Kolya, penser que l'on peut tuer un être humain est une chose. Le faire en est une autre. Elle savait, depuis, qu'elle en était capable et qu'elle n'hésiterait pas à tuer de nouveau si la nécessité devait s'en faire sentir.

Les années étaient passées au rythme des cours à la N.Y.U et des entraînements dans le Wyoming, puis des jobs et des voyages d’un bout à l’autre de la planète, toujours pour apprendre de nouvelles techniques de combat ou parfaire sa culture des langues. Un jour, elle avait fini par trouver ce qu'elle recherchait grâce à Kolya. L'un de ses informateurs, un ancien compagnon d'armes probablement, lui avait parlé d'un litige au sein de l'ONU qui mettait, face à face, russes et américains. Enfin, pas seulement les russes. Les français et les allemands étaient du côté de ces derniers, aussi étonnant que cela puisse paraître. Les anglais aussi, bien qu'un peu plus mitigés dans leurs paroles. Dans le bar où avait eu lieu la rencontre entre Kolya et l’informateur, Esmelia était restée à l'écart, à la demande du russe. Ils n’étaient pas supposés se connaître, au cas où les choses ne se passeraient pas dans le bons sens. Elle avait joué son rôle et n'avait rien perdu de la conversation, mais celle-ci avait pourtant bien failli s'arrêter là. Se rappelant soudain que Kolya n'était plus vraiment impliqué dans les affaires, et sentant qu'il essayait de lui tirer les vers du nez, l'informateur s'était quelque peu braqué. Heureusement Kolya était persuasif. Il pouvait même se montrer rassurant lorsqu’il le souhaitait. Après quelques verres et une bonne dizaine de blagues salaces, l’informateur avait oublié ses scrupules et s'était montré loquace. Les vagues allusions étaient devenues des informations structurées.

Tout reposait sur la création d'un programme d'exploration spatiale américain à la suite de la découverte de la filiale Aéronautique & Recherches d'une entreprise européenne, l'ATIDC. La corrélation n'aurait jamais dû avoir lieu, sauf que la filiale avait été victime de l'indélicatesse de l'un de ses chercheurs. Une histoire d'espionnage et de trahison comme une autre. La maison-mère avait immédiatement réagi en faisant don de sa découverte, non au monde, mais à l'Organisation des Nations Unies. Publiquement, rien n'avait filtré sur la nature de cette découverte. Mais ne pas informer le commun des mortels prouvait qu'elle devait être suffisamment importante pour bouleverser le monde, ou sa conception. Ce que personne ne semblait souhaiter, tant du côté de l'ATIDC, que de celui des Nations-Unies. Le fait que les Américains n'aient pas cherché à réagir publiquement, après s'être fait éconduire, le confirmait.

Esmelia et Kolya connaissaient l'Aerospace & Terraforming Industrial Development Corporation. Ils avaient déjà effectué plusieurs piratages informatiques sans jamais rien trouver d'intéressant. La grande société était plus claire que de l'eau d'Evian. Ils n'avaient d'ailleurs pas eu beaucoup de difficultés à pénétrer les réseaux de la firme. De toute évidence, ils avaient été bernés. S'ils avaient pu pénétrer dans son réseau, c'était parce que le système l'avait bien voulu. Le réseau était comme un labyrinthe. Tout était fait pour que vous suiviez un chemin bien défini, une sorte de fil d'Ariane. Vous pouviez vous en écarter un peu, mais vous finissiez toujours par retomber sur le "bon" chemin. Tous les autres étaient cloisonnés. Aucune indication ne laissait supposer qu'ils existaient. D'ailleurs, qui aurait eu l'idée de les chercher ? Ou de passer à travers la cloison ?

D'après l'informateur de Kolya, l'ATIDC travaillait sur un projet de pont quantique depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ce projet prenait ses sources dans les travaux d'Einstein et d'Oppenheimer. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, peu avant l'invasion nazie, les filiales européennes de la société avaient été déménagées au Canada. Son siège social, lui, était resté en Angleterre. Ses dirigeants avaient largement participé à l'effort de guerre en fournissant de la matière première aux ingénieurs du projet Manhattan, ainsi que des chercheurs. Une fois la guerre terminée, la plupart des filiales avait réintégré l'Europe. Néanmoins, certaines étaient restées au Canada. D'autres avaient vu le jour en Asie, Afrique et en Amérique du Sud. La firme avait prospéré comme si la guerre n'avait été pour elle qu'une parenthèse.

Des années cinquante jusqu'au milieu des années quatre-vingt, les activités des américains en matière d'espionnage ne se développèrent pas seulement derrière le Rideau de Fer. Et si les russes, les chinois, les allemands de l'Est et tous les autres n'avaient pas eu à se remettre de la défaite, ils auraient fait la même chose avec la même efficacité que leur ennemi.


(Suite Chapitre 03.3)
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Tome 1 : Esmelia



Chapitre 03.3



Le retour de l'ATIDC sur le territoire européen avait été vécu comme une forme de trahison par certains dirigeants politiques et décideurs financiers américains. Ses aides apportées à la reconstruction des pays touchés par la guerre, son influence auprès des politiciens européens pour contrer une mainmise des américains sur différents secteurs économiques en devenir étaient quelques-unes des raisons de ce ressentiment. Sans compter que des chercheurs de tous bords, et de toutes nationalités, y compris américaine, avaient préféré travailler pour l'ATIDC plutôt que d'accepter les conditions de travail offertes par leurs propres institutions. Elles étaient pourtant avantageuses. À cause de ce refus, beaucoup avaient été suspectés d'être des communistes. Avec le temps, le scandale s'était effacé. Les hommes d'influence étaient morts ou déchus. Le monde avait changé, et ceux qui le gouvernaient aussi.

Si la plupart des recherches des filiales de l'ATIDC avaient fini brevetées, copiées, jamais égalées, et figuraient chaque années en bonne place au palmarès des objets les plus utiles à la civilisation humaine, les espions n'avaient jamais rien découvert qui mérite l'attention de leurs supérieurs hiérarchiques.

Et puis, il y avait eu cette découverte. Un pur hasard, ou coup de chance, échu à deux jeunes chercheurs américains qui passaient leur temps à observer le ciel nocturne, et à lire des bandes dessinées de science-fiction, plutôt que de potasser leur thèse qu’ils traînaient depuis des années. Ils avaient découvert un trou de couleur ambre dans le système solaire. Celui-ci se déplaçait comme une planète. Il se trouvait sur le même axe de rotation autour du soleil que la Terre, mais de l’autre côté du soleil. De sorte qu’il aurait pu face à la planète bleue, à quelques kilomètres près. Ce qui, selon les deux scientifiques, expliquait pourquoi il passait son temps à jouer à cache-cache avec les télescopes et autres instruments de repérage terrestres. Cela pouvait aussi expliquer pourquoi certains observateurs étaient persuadés qu'il existait une planète supplémentaire dans le système solaire, différente de celles déjà connues. Ils avaient annoncé leur découverte dans les journaux et à la radio. Personne ne les avait crus. Ils avaient écrit des articles scientifiques sur le sujet. Aucune revue n'avait voulu les publier. Pire que cela, leurs confrères scientifiques se moquaient ouvertement d'eux dans les journaux, les revues spécialisées, à la radio et à la télévision. Comment deux types qui n'avaient même pas réussi à rédiger leur thèse pouvaient-ils prétendre être les découvreurs d'un trou dans le système solaire ? Qui plus était, un "Amber Hole". Les seuls trous connus étaient soit noirs, soit blancs. Cela dit, on ne savait pas grand-chose des premiers, quant aux seconds, ils étaient purement spéculatifs. Et personne ne s'était encore aventuré à entrer dans un trou noir pour vérifier si la théorie selon laquelle ils conduisaient vers d'autres mondes était exacte ou non.

Etsuko Wong, la Présidente et actionnaire principale de l'ATIDC avait dépêché des représentants d'une autre filiale de la société, la Fondation Prométhée, auprès des deux chercheurs. Elle souhaitait les engager afin qu'ils poursuivent leurs travaux pour le compte de l'ATIDC. En échange, et aussi contre la promesse qu'ils ne parleraient pas de leurs recherches en dehors de leur laboratoire, ils reçurent un salaire plus que confortable, et bénéficièrent de moyens technologiques et financiers quasiment illimités. L'un des deux chercheurs cependant ne respecta pas l'un des termes du marché. Après avoir appris que l'ATIDC s'intéressait aux deux hommes, la NSA avait contacté l'un d'entre eux et avait surenchéri. Sauf que l'Agence n'eut plus aucune nouvelle de son investissement durant de longues années. Ce qui l'inquiéta encore plus, mais elle resta silencieuse. Lorsqu'elle eut enfin des nouvelles, ce fut pour apprendre que leur "taupe" avait passé plusieurs années loin de la Terre, dans un autre monde.

Le fameux trou... L'hypothétique amber hole avait non seulement été redécouvert, mais les chercheurs de l'ATIDC étaient parvenus à démontrer qu'il s'agissait d'une sorte de trou de vers. Au passage, l’amber hole avait été redéfini comme étant une "singularité spatiale", et le nom qui le définissait était devenu son nom propre. On ne l’appelait donc plus l’amber hole, mais Amber Hole comme s’il s’agissait d’un être vivant, une entité intelligente.
La difficulté à atteindre cette singularité spatiale, le coût faramineux des voyages et du matériel nécessaire, ainsi que l'impossibilité d'entrer dans le trou de vers sans être broyé par les forces qui y agissaient auraient pu conduire l'ATIDC à classer la découverte comme "sans possibilité actuelle d'exploitation".

Mais un physicien avait émis l'idée que si un objet solide de taille plus ou moins conséquente ne pouvait pas entrer dans le tunnel, les molécules, elles, le pouvaient. Il suffisait, d'une part, de mettre au point une sorte de catapulte qui enverrait les molécules des objets, ou des personnes, vers le trou dont il faudrait, au préalable, déterminer les coordonnées. Une fois à l'intérieur de la singularité, ce serait certes l'inconnu, mais à coup sûr, au bout, il y avait la découverte d'un monde inconnu.

C'est ainsi qu'avait été mis au point le C.E.T. qui devait faire la jonction entre la Terre et l'anomalie spatiale. Il avait fallu près de vingt ans aux chercheurs de l'ATIDC pour mettre au point la téléportation, mais ils y étaient parvenus. Ils étaient même parvenus à envoyer du matériel et des êtres vivants sur une planète lointaine et à les faire revenir sur la Terre. Ce que la présence de l'ex-étudiant en astronomie confirmait à ses employeurs officieux. Sauf s'il leur avait menti. Cela, ils ne le crurent pas un instant. Toutefois, ils n'avaient pas pu obtenir beaucoup plus de sa part car il était mort d'une infection pulmonaire foudroyante dans la nuit qui avait suivi son rapatriement clandestin aux États-Unis.

Le chercheur avait fui la base, volé une moto neige et passé plusieurs heures à rejoindre une base américaine dans laquelle il serait en sécurité. Il avait ensuite quitté le Pôle Sud en hélicoptère, rejoint un porte-avion états-uniens qui avait navigué jusqu'en Argentine. De là, il avait pris un avion direction Washington DC. Tout cela pour dire trois mots à des types en chemises blanches qui avaient eu du mal à en croire leurs oreilles, et mourir à cause d'un air vicié et pollué qu'il n'avait plus respiré depuis des années...

Arrivé au bout de ses révélations, l'informateur avait fini par s'endormir, la tête posée sur une table de bar, parmi un nombre vertigineux de verres vides. Kolya et Esmelia avaient compris que qu'il existait un moyen de franchir l'espace-temps grâce à une sorte de réseaux de tunnels préconçus. Écrasés par la fatigue et par l'ampleur de cette révélation, ils en avaient franchement plaisanté en se demandant s'il existait des points de péages pour ce genre de réseaux, et à qui cela pouvait bien profiter. Était-ce à cause de cela que les américains avaient haussé le ton ? Après tout, par le biais de l'ONU, ils profitaient aussi du C.E.T. Sauf que leurs bénéfices n'étaient peut-être pas ceux qu'ils attendaient, et qu'ils espéraient beaucoup plus. Des bénéfices financiers, peut-être, ou bien une nouvelle conquête de l'Ouest, version spatiale. Esmelia ne voyait que cela qui puisse expliquer leur mécontentement, sûrement accompagné de quelques menaces économiques. Cela pouvait expliquer la levée de bouclier à leur égard. S'ils parvenaient à leurs fins, alors tous les autres demanderaient aussi à posséder les mêmes avantages. Où cela les conduirait-il ? Où cela conduirait-il cette planète et tout ce qui y vivait ?

Kolya avait continué à se renseigner pour localiser le C.E.T. Chose que son informateur n'avait su lui dire. Il avait réussi à obtenir des informations en provenance directe de New-York. Ainsi, l'AMSEVE, Agence Mondiale de Surveillance des Environnements et de la Vie Extraterrestres, et dans sa version anglo-saxonne, GSAEEL (Global Surveillance Agency of Environments and Extraterrestrial Life) n'apparaissait pas dans l'organigramme de l'ONU. Vraisemblablement, "l'instance mondiale" ne se trouvait pas basée dans la Grosse Pomme. Elle existait cependant. Quelques lignes budgétaires, manquantes dans les vingt-cinq derniers bilans annuels de l'Organisation Internationale, l’attestaient, même s'il fallait être plus qu'un spécialiste des chiffres pour le remarquer.

Selon Kolya, il leur fallait trouver un site à l'abri des regards tout en faisant partie du paysage. Il s’était arrangé pour qu’Esmelia intègre l’un des services de l’ONU en tant que traductrice. La présence, sur son curriculum vitae, d’une spécialisation en langues mortes l’avait conduite à un service dépendant directement de l’AMSEVE. Au départ, on lui avait simplement expliqué que l’Agence Mondiale de Surveillance des Environnements et de la Vie Extraterrestres était quelque chose d’abstrait, un grand nom pour un laboratoire d’étude dont la mission consistait à scruter le ciel et à ramasser ce qui en tombait sur la Terre. Sauf que, ce qu’on lui donnait à traduire n’avait que peu de rapport avec ce qu’elle connaissait sur la Terre. Et encore, elle n’avait toujours eu que de courts passages à traduire, comme tous les autres traducteurs. La chef du service de traduction, une grande brune aux yeux gris foncé, dont le nom était Jenna Benedict, gardait un œil sur chaque document. Impossible d’en sortir en douce. Par contre, elle avait l’air un peu moins attentive à propos du personnel.


(Suite Chapitre 03.4)
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Tome 1 : Esmelia



Chapitre 03.4



Rori Davanti était le voisin de travail le plus proche d'Esmelia. Une vraie tête en l’air qui laissait toujours ses documents en vrac sur son bureau. Esmelia n’avait eu aucun mal à glisser l’une des traductions sur lesquelles il avait travaillé dans la poche intérieure de la veste de Rori.

Évidemment, lorsqu’il l'avait donnée à l’agent de sécurité chargé de veiller, conformément aux ordres de Benedict, à ce que les employés n’emportent rien du bureau chez eux, celui-ci avait trouvé le document. Il avait aussitôt signalé l’incident à Benedict qui avait quitté son bureau toute affaire cessante. Esmelia s’y était glissée et avait rapidement fouillé les lieux, sans rien trouver. Normal, n’importe quel employé pouvait être convoqué par Benedict dans son bureau. Mieux valait qu’il ne pose pas son regard sur quelque chose qui lui mettrait la puce à l'oreille… Mais Jenna Benedict était tellement certaine de la sécurité des locaux qu’elle n’avait pas songé à mettre son sac à mains dans un tiroir sous clé, ou dans un coffre-fort. Esmelia ne s’était pas gênée pour mettre la main à l'intérieur.

Après examen rapide, elle avait fini par trouver deux photos de Jenna. L’une où elle était en tenue militaire à côté d'un Général. À la manière dont ils se tenaient, si proches l’un de l’autre, elle ne serait pas été étonnée s’ils étaient plus qu’ami. Jenna Benedict était donc un lieutenant-colonel des casques bleus à la retraite. L’homme, lui appartenait à l’armée de l’air américaine. Esmelia enregistra ses traits. Elle essaierait d'en savoir plus à son sujet.

L’autre photo était plus intrigante et plus riche en informations. Elle montrait Jenna Benedict, avec une quinzaine d’années en moins et des cheveux courts, en compagnie de trois autres personnes. Deux hommes assez jeunes, dont l’un était d’origine indienne comme l'attestait sa peau, et ses cheveux noirs et bouclés. L’autre avait un physique de militaire américain : mâchoire carrée, grand et large d'épaules. Il souriait de toutes ses dents, ce qui lui donnait un ait un peu bêtas. La femme quant à elle, était… inhumaine. Si elle avait un physique approchant celui de l’être humain, une allure athlétique, une forte poitrine, un cou gracile, une bouche pulpeuse, des pommettes saillantes et un nez court et fin. La comparaison s’arrêtait là. Sa peau était en nuances de bronze et de vert de gris, ses yeux étaient d'un bleu améthyste. Sans pupille, sans iris, sans fond. Son front fortement bombé surmontait des sourcils à la Spock. Deux cornes de bélier prenaient naissance à chacune de ses temps et se prolongeaient vers l'arrière. Elle s'en servait visiblement pour y enrouler ses cheveux d’un bleu électrique.

Que dire du paysage derrière eux, et de la lumière ? Un pays de conte de fée avec des couleurs si vives qu'elle en faisait presque mal aux yeux, et une végétation qui paraissait très dense. Le ciel était d'un bleu encore plus pur que le bleu de Klein. Était-ce une photo truquée ? Benedict pouvait le prétendre si quelqu’un tombait sur cette photo. Surtout si ce quelqu’un était un journaliste… ou bien une sorte d'espionne. Mais Esmelia savait qu’il n’en était rien. Elle retourna la photo et y lut trois noms. Ceux des compagnons de Jenna : Jaimini Latchoumaya, Matthew Cutter et Jor POnyl. La date et le lieu où avait été pris le cliché. Il avait été pris le 1er janvier de l’année 2001. Tout un symbole. Mais, pour autant qu’elle le sache le lieu indiqué, Olympia AJ25, n’était pas sur la Terre. Il y avait une estampille en bas, à droite du cliché. Elle y lut tant bien que mal : Admunsen-Scott South Pole Station.

La suite avait été un jeu d’enfant : observation de l’environnement, du personnel… et usurpation d’identité. Esmelia était parvenue à prendre place au sein d'un contingent militaire fraîchement débarqué en Antarctique. Celui-ci n’était pas basé à Admunsen-Scott, mais dans une autre station qui n’apparaissait sur aucune carte. Elle n'eut aucun mal à donner l'illusion qu'elle était bien celle qu'elle prétendait être. Les membres de l’équipe venaient d’un peu partout dans le monde. Elle devait avoir entendu parler au moins six langues. Tous les soldats effectuaient leur première mission en Antarctique, et aucun ne se connaissait pas. La sécurité était pourtant assez élevée. Elle craignait que, tôt ou tard, quelqu'un finisse par découvrir que sa présence était une anomalie. Mais Kolya connaissait son travail, et elle son rôle. Personne ne lui avait posé de question. Elle était entrée dans le C.E.T. deux jours plus tard. L’équipe dont elle faisait partie devait récupérer un scientifique qui avait pris la tangente sur une planète nommée Féloniacoupia. La bonne occasion pour en faire de même, une fois là-bas. En espérant que le hasard, une fois encore, la servirait.

Esmelia reporta son attention sur le bâtiment tout en replaçant une mèche de cheveux, blond roux, échappée de son bonnet. Celui-ci ne laissait voir que son visage un peu trop pâle et aux tâches de rousseur prononcées. Ses yeux étaient si sombres qu'ils paraissaient ne pas avoir d'iris. Elle ne craignait pas qu’on la reconnaisse. Elle s'en fichait même. Elle arrivait au bout de sa mission. Même si elle était arrêtée, elle trouverait toujours le moyen de s'échapper. Grâce à ses "pouvoirs", aucune prison ne pouvait plus la retenir désormais.

Elle avait d’abord supposé que leur acquisition était une des conséquences de son aller-retour, via le C.E.T. Will l’appelait le Contracteur Espace-Temps. Lorsqu’elle s’était retrouvée à la base en Antarctique, elle avait entendu des scientifiques et des militaires le nommer "Concentrateur", ou encore "Contortionneur d’Espace-Temps. Peu importait l’appellation, l’objet restait le même, et son abréviation aussi : C.E.T. ou CET.

Le CET avait donc modifié quelque chose dans sa physiologie… ou fait ressortir quelque chose qui s’y trouvait déjà à l’état latent, ou peut-être même les deux. Elle penchait pour cette hypothèse car Will avait effectué cinq allers-retours sans subir la moindre conséquence physique. Néanmoins, il n’avait pas manqué de lui expliquer que l’AMSEVE avait limité à cinq les voyages pour chaque membre d’expédition. Les premiers à avoir participé au programme, malgré les précautions sanitaires prises, avaient presque tous succombé à des infections diverses et variées, ou à des cancers. La plupart de ceux qui avaient survécu, fort peu nombreux, avaient sombré dans une sorte de névrose qui les avait conduits au suicide ou à l’asile...

Will, quant à lui, ne se voyait pas rester sur la Terre alors qu’il y avait tellement de choses à découvrir au-dessus de sa tête. Il avait choisi de fuir lors de son cinquième voyage. C’était lui qu’elle aurait pourchassé si elle ne s’était pas enfuie, elle aussi.

De toutes les façons, quelle autre alternative s’offrait à lui ? Ayant été un membre actif de l’AMSEVE, il aurait été maintenu au secret durant le restant de sa vie, c'est-à-dire au moins quarante bonnes années. Il aurait sûrement travaillé dans un laboratoire secret et étudié des artefacts rapportés par d’autres scientifiques partis en mission à sa place. À moins que le programme devienne public, ce qui n’était pas prêt d’arriver. Cela voulait dire aussi que pour sa famille, il était désormais mort. Le choix pour lui n’avait donc pas été très compliqué à faire. Il ne s'attendait pas cependant que l’AMSEVE envoie un contingent à sa poursuite.

Pour Esmelia, compte tenu de l’état d’esprit actuel des dirigeants de l’Organisation Internationale, cela semblait être une évidence. Avec le "petit accrochage américain", ils étaient sur des charbons ardents. La tension était ressentie jusqu’en Antarctique. En tous les cas, c’était une raison supplémentaire pour éviter de se faire capturer. Cela valait pour Will comme pour elle.

Même s’il savait ce qu’il pouvait lui en coûter, elle n’avait pas eu à forcer Will à revenir sur la Terre. Il l’aurait fait d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que pour revoir sa famille une dernière fois, lui dire qu'il était vivant... Elle pensait que ce n’était pas une bonne idée, mais elle n’avait pas l’intention de l’en empêcher. Elle l'accompagnerait sans doute après cette mission. Il aurait besoin d'elle pour échapper à ses poursuivants...

Will connaissait les grandes lignes de sa mission, et souhaitait autant qu’elle que leur cible s’en sorte indemne. Il n'aurait sûrement pas été dans les mêmes dispositions au moment de leur rencontre. Il voulait aussi veiller sur elle. Elle trouvait cela louable de sa part, et elle n’avait pas jugé utile de l’en dissuader. Au moins, elle l’avait pratiquement en permanence sous les yeux. De fait, elle se sentait un peu responsable de la sécurité de Will. Dans ce domaine, associé à tout ce que lui avaient appris Brent et Kolya, ses pouvoirs lui seraient fortement utiles. Restait à savoir s’ils étaient permanents ou non, ou bien limités par des éléments extérieurs comme la composition de l’air ou la pesanteur, par exemple.

L'un de ses "pouvoirs" était l’empathie. Il avait évolué au cours de ses deux passages par le C.E.T. Elle pouvait maintenant capter de véritables pensées, mais il lui fallait se concentrer très fortement pour percevoir autre chose que des sensations. Ce pouvoir avait toujours fait partie d’elle. Enfant, elle avait adoré cette hypersensibilité qui lui faisait lire dans le cœur et l’âme de ses amis comme dans un livre ouvert, et parfois dans ceux de personnes qui lui étaient totalement étrangères. Eux n'avaient jamais trouvé cela agréable. Certains l'avaient même traitée de sorcière, d'autres avaient essayé de l'utiliser. Bien qu'à son jeune âge, cela soit resté sans conséquence, son père lui avait fait comprendre qu'elle ne devait pas se faire remarquer en l'utilisant. En aucune façon. Elle y avait donc mis fin en feignant de se tromper au moins deux fois sur trois. Il n'en restait pas moins qu'elle était capable de ressentir les émotions sans fournir le moindre effort. Elle pouvait ainsi ressentir la bonté d’une personne ou la méchanceté d’une autre, la colère, la joie, le mensonge… Elle pouvait tout percevoir. Elle, qui ne ressentait aucune émotions, éprouvait celle des autres.

Elle vérifia son équipement. Sous sa veste noire qui épousait étroitement les vagues courbes de son corps, elle portait bustier rigide censé être une protection, une sorte d'armure. Elle n’avait pas encore pu en définir sa composition, mais elle savait par expérience que l’eau n’y pénétrait pas plus qu’une arme de jet. Elle était protégée contre les balles d’un fusil et les décharges électriques des tasers. Elle ne voyait pas très bien comment un vêtement pourrait empêcher les projectiles d’une arme à feu de la tuer, mais celui qui avait inventé ça était quand même bien inspiré. Enfin, elle avait pu constater que les crocs et les griffes ne l’entamaient pas plus. Si jamais, un jour, elle trouvait un pantalon, des bottes, une veste, un bonnet et des gants avec des propriétés similaires, elle les achèterait... ou les volerait sans hésiter.
Elle poursuivit son inspection.

Le couteau de chasse de son père était dans sa botte droite, son arc magnétique, acquisition outre-Terre, était fixé sur son avant-bras gauche se dépliait en moins d’une seconde. Il lui fallait juste exercer une tape rapide sous le poignet pour le mettre en fonction. Elle avait récupéré une winchester qu’elle portait en bandoulière dans son dos. Elle espérait ne pas avoir à se servir, ainsi que deux pistolets à fléchettes hypodermiques dans leurs holsters sanglés au-dessus des genoux, cadeaux de Kolya. Même si cela jurait avec le reste, cela pouvait lui être utile au cours de son intrusion dans le bâtiment.


(Suite Chapitre 03.5)
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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



Chapitre 03.5



Elle chercha un dernier objet. Son regard se posa sur la miséricorde dans son étui ouvragé. Comme à chaque fois qu’elle les voyait, elle se demandait lequel des deux était le plus précieux : la dague, à la fois véritable objet d’art et arme de précision ou l’étui de fer forgé serti de pierres précieuse ? Baal l'avait confié à Will lors de leur fuite. C’était l'unique objet qui lui restait de son passé phénicien. L’ancien dieu y tenait particulièrement. Elle le prit et le fixa à sa ceinture, sur le côté droit. Elle le rendrait à l'ancien dieu aussitôt qu'elle l'aurait libéré de sa prison.

Esmelia reprit sa place derrière le rocher. Le soleil gagnait l’horizon. La relève des gardes allait avoir lieu juste avant que la lumière artificielle des spots éclipse celle du soleil. Will s'était absenté quelques instants de son poste d'observation. Il était allé chercher un sandwich au campement, situé à quelques mètres de là. Elle savait qu'il lui en ramènerait un aussi, mais elle ne le mangerait pas. Elle préférait rester à jeun avant de passer à l'action. Discret et toujours serviable, et ce qui complétait l'ensemble, toujours efficace.

Elle appréciait l'archéologue. Il était de ces hommes que l’on remarquait davantage pour leur caractère que pour leur physique. Un physique qui correspondait exactement à son caractère : en rondeur et en douceur. Il avait aussi de la prestance. Mais ce que l’on voyait en premier chez lui, c’était la bonté qui émanait de ses yeux bleus, la sagesse qui découlait de ses paroles, et l’intelligence qui résultait de ses actes, même s’il réfutait ces qualités. Il était modeste en plus.

Il avait vu des choses que le commun de mortels ne verrait sans doute jamais. Il savait des secrets qu'il aurait sans doute préférés ne jamais connaître. Ces secrets pesaient sur sa conscience d'humaniste. Son engagement à l’AMSEVE avait autant transformé l'homme que le scientifique. Elle avait essayé de l'interroger sur son passé, de savoir ce qu'il avait fait avant d'être à l’AMSEVE. Il s'était refermé comme une huître. Elle avait senti une tristesse abyssale l'envahir. Son malaise venait sans doute de ce qu'il avait vécu avant. Elle avait visé juste. Avait-il commis des actes contraires à sa morale ? Avait-il participé à quelque chose de répréhensible aux yeux de la loi elle-même ?

Elle ne voulait pas le juger. Après tout, c'était la manière dont vivait une personne, et la somme de ce qu'elle avait vécu qui la construisait et la définissait. Quoi qu'il ait vécu cela avait fait de lui l'homme qu'il était aujourd'hui. Elle le lui avait dit tel quel. Il s'était contenté de lui répondre qu'une part de lui était morte à cause de son passé, qu'il n'était plus vraiment un être humain. Ce qui avait clôt le sujet, mais elle s'était promis d'y revenir.

Elle songea à leur rencontre ce onze février.

Comme le reste de l'équipe d'intervention de l’AMSEVE, elle était entrée dans le CET, une sorte de gigantesque cylindre posé à la vertical dans un immense sous-sol situé sous la base. On ne le lui avait pas dit, mais elle avait deviné qu'il s'agissait du fameux Compresseur d'Espace-Temps. Le sous-sol était bondé de scientifiques en blouse blanche qui déambulaient tant bien que mal entre eux, entre leurs machines, entre leurs ordinateurs et autres moniteurs de surveillance de données. Ils étaient entrés dans le cylindre avec l'ordre de rester debout, serrés les uns contre les autres, en position de défense. Quelqu'un avait refermé la porte derrière eux et ils s’étaient trouvés dans le noir. Combien de temps avaient-ils attendu ? Une bonne trentaine de minutes d'après ce qu'elle avait pu compter. Soudain la lumière s'était faite autour d'eux. Un flash. Certains d'entre eux avaient vu un espace étoilé autour d'eux, d'autres le soleil, d'autres encore avaient gardé les yeux fermés... L'obscurité s'était de nouveau faite autour d'eux. Ce flash n'était qu'Amber Hole. De là, ils étaient "repartis" ailleurs...

L'instant d'après, ils se trouvaient dans une clairière, au milieu d'un cercle de pierres, ou du moins ce qu'il en restait. Nombre d'entre elles étaient couchées, ou brisées en plusieurs morceaux, quand elles n'avaient pas tout simplement disparu. Esmelia avait immédiatement compris qu'ils étaient arrivés sur une planète extraterrestre. Il leur fallut plusieurs heures pour s'habituer à la lumière et à un air extrêmement pur, et épuisant. Sans compter que le voyage leur avait donné des envies de vomir et des maux de tête coriaces. Malgré cela, certains membres de l'équipe avaient voulu aller vérifier, discrètement, qu'ils étaient bien arrivés dans leur intégralité. Ils avaient tous dû s'allonger un moment. Esmelia ne ressentait aucun des symptômes apparemment dus au voyage, mais elle imita les autres.

Évidemment, les anciens qui les accompagnaient l'avaient charriée comme les deux autres bleus de l'équipe. C'était leur premier voyage. Comme la nuit tombait, et plutôt rapidement, ils avaient établi leur camp à la lisière de ce qui semblait être une forêt. Elle avait attendu que tous soient endormis et déjoué la vigilance des deux gardes pour aller explorer son nouvel environnement. Elle avait découvert qu’ils se trouvaient au sommet d'une falaise. Il fallait faire un grand détour pour rejoindre le plateau le plus proche. En bas de la falaise, il y avait une rivière qui coulait paisiblement. Un plan d'évasion s'était alors clairement dessiné dans son esprit. Elle était ensuite retournée dormir avec les autres.

Étrangement, elle se sentait apaisée comme elle ne l'avait jamais été. Elle avait aussi senti cette chose, cette ombre qui était en elle et ne demandait qu’à éclore, l'envahir toute entière, devenir elle… Elle ne la craignait pas. Elle reconnaissait sa présence... Elle l'avait aussi ressentie à l’AMSEVE, mais chez quelqu'un d'autre qu'elle, un homme...

Elle avait mis son plan à exécution dès le matin. Leur groupe avait été divisé en trois. Le sien était parti en direction de la rivière. Arrivé au bord de la falaise, et comprenant qu'il n'existait aucune issue de ce côté-ci, le capitaine Lance, qui dirigeait son groupe, avait annoncé qu’il fallait rebrousser chemin. C'était le moment ou jamais pour elle. Sans prévenir, et sans hésiter, elle avait pris son élan et s'était élancée au-dessus du vide. Elle avait entendu Lance lui ordonner de s’arrêter. Quelqu'un avait essayé de la courser. En vain. Elle était plus rapide et elle avait sauté par-dessus le précipice en même temps qu'elle avait ressenti leur émoi. Elle s'était réceptionnée dans une sorte de sapin géant touffu. Elle s'était ensuite laissée glisser en bougeant un maximum de branches et en hurlant à la mort. À quelques mètres de l'arrivée, elle avait produit une sorte de hoquet et s'était tue. Bien que contusionnée de partout, elle était parvenue à se réceptionner en douceur et surtout en silence sur le sol, hors de vue des membres de son équipe. Elle avait ensuite eu la chance de trouver une grosse branche presque entièrement détachée de l'arbre. Elle l'avait faite céder de force. Son poids l'avait aussitôt entraînée dans la rivière. Elle avait entendu les pensées de ses compagnons. Tous croyaient qu'elle était tombée avec dans la rivière. Une chute pareille, cela ne vous laissait aucune chance d'y survivre. Ils en avaient été conscients. C'était exactement ce qu'elle voulait qu'ils croient. Elle s'était ensuite éloignée en prenant soin de ne pas laisser de traces. Elle avait marché, et souvent couru durant six jours et deux nuits, ne s’arrêtant que pour manger les quelques rations de survie qu’elle avait pris soin d’emporter avec elle, et pour dormir quelques heures.

Dans sa fuite, elle avait ressenti le parfum de la nature dans sa gorge jusque dans ses poumons, sa chaleur et sa quiétude jusqu’au fond de son cœur. Pour la première fois de sa vie, elle s'était sentie vivante et exactement là où elle devait être. Quelque chose venait de s'éveiller en elle. Elle avait alors eu le sentiment que la forêt était avec elle, en elle. Plus animal qu'humaine, elle avait humé un vent parfumé de fleurs d’oranger. Et cette force, elle, jusque-là endormie, grandissait dans sa poitrine en se réveillant, lentement. C'était une force lumineuse qui croissait au rythme de sa course et dont elle avait l’impression de tirer sa force, sa vie même.

Elle n'avait pas eu le temps d'y prêter une plus grande attention. Elle s'était soudain retrouvée avec un sac en toile sur la tête, et une paire de bras musclés qui la ceinturait. Elle avait néanmoins eu le temps d'apercevoir une créature humanoïde, le visage tatoué de motifs bleus. Elle s’était débattue, juste ce qu'il fallait pour ne pas décourager ses agresseurs, sans pour autant leur faciliter la tâche. Elle n'avait rien à craindre d'eux. Elle pourrait les tuer à n'importe quel moment. Elle devait seulement leur faire croire qu'elle était ce qu'il pensait : une proie à bout de forces. Elle avait lu leurs pensées. Ils n'avaient pas l'intention de la tuer, ou même de lui faire le moindre mal. Leur intention était toute autre... À part lui donner un coup sur la tête pour l'assommer.
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