Mouais, euh, comme dit plus haut, la critique du Monde est loin d'être élogieuse. La voici :
CITATION
Attention : film à haut potentiel de fission. La planète critique a commencé de se diviser. Ici se pressent les tenants de l’éblouissement, les apôtres du mariage consommé entre cérébralité auteuriste et spectacle populaire, les zélotes de la plus grande épopée spatiale depuis 2001 : L’Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick. Là s’agrègent les épingleurs de gloubi-boulga philosophico-scientifique, les parodistes de dialogues à la Buzz l’Eclair (le déjà culte « les êtres du Bulk referment le tesseract »), les réfractaires au sempiternel messianisme patriotique américain ici délayé à la sauce cosmique.
Où se situe Le Monde là-dedans, se demanderont certains, encore qu’un blockbuster soit précisément fait pour se dispenser de ce genre d’inquiétude ? Disons qu’on se trouve au milieu du gué, avec un pied quand même bien planté du côté obscur de la farce. Récapitulons, analysons, argumentons.
Amateur de scénarios alambiqués qui induisent avec une maîtrise jamais relâchée le vacillement de nos repères spatio-temporels (Memento, Le Prestige, Inception), auteur d’une trilogie de Batman particulièrement sombre et sinueuse, Christopher Nolan n’aime rien tant que plier le monde et les hommes à une volonté démiurgique. Le jeu prend avec Interstellar une dimension galactique. Un long prologue en forme d’Americana malade situe le film dans le cadre apocalyptico-catastrophiste qui va si bien au teint de notre époque. En un mot, les plantes étant ravagées par une incoercible épidémie, les hommes sont condamnés à moyen terme à l’asphyxie.
Fort heureusement Cooper, un ex-cosmonaute reconverti fermier (Matthew McConaughey, étoile texane) est choisi par la NASA pour mener une mission de reconnaissance clandestine destinée à trouver, hors de notre galaxie, une planète où l’humanité pourrait survivre. Il doit pour cela traverser un trou noir par une faille spatio-temporelle (le trou de ver) et prendre le risque de ne jamais revoir ses enfants. Son épopée, menée avec quelques partenaires, le mènera en une éternelle jeunesse aussi loin que les coquecigrues hollywoodiennes alliées aux conjectures de la théorie quantique le permettent, tandis que sur Terre, sa fille, inexorablement soumise à la loi de la gravité terrestre (Jessica Chastain), devient, avant de prendre sa retraite, une des responsables du programme de sauvetage dont dépend son père.
Gélatine scientifique
Cette idée de suspension du temps et de rapport filial désynchronisé est de loin la plus saillante et la plus émouvante du film. Il faut en créditer l’auteur, au même titre que certaines visions de l’espace qui ne sont pas sans une étrange beauté. Mais lui accorderait-on, par surcroît, le sens plus que jamais pascalien du divertissement que cela ne suffirait pas à combler les nombreuses faiblesses du film.
Un scénario confinant au pompier pour se hisser à la hauteur de son ambition, une héroïsation du personnage principal qui confine au ridicule, des personnages secondaires sacrifiés, des dialogues trop souvent pris dans la gélatine scientifique, une partition musicale assommante (signée du compositeur tayloriste Hans Zimmer), plus que tout une hésitation à terme paralysante entre volonté de vraisemblance et recours à l’imaginaire. Voilà en vérité un film qui, à force de se vouloir visionnaire, s’interdit l’intime et brûlante liberté de la vision.
Là-dessus, la promotion fait feu de tout bois. Arguant tantôt de la caution techno-scientifique (premières images modélisées d’un trou noir, influence de l’astronome Carl Sagan, collaboration effective du physicien Kip Thorne et de la cosmonaute Marsha Ivins), tantôt rangeant la prouesse technologique sous le tapis familial, au titre que le film serait surtout une évocation métaphysique de l’amour filial.
Une place mineure
En vérité, il est à craindre qu’Interstellar n’occupe qu’une place mineure sur l’échelle des grands poèmes spatio-temporels, auraient-ils laissé sur lui leur évidente empreinte (2001 de Kubrick, Solaris de Tarkovski, La Jetée de Marker…). Cela pour ne rien dire du récent Gravity d’Alfonso Cuaron, dont la merveilleuse et surréaliste simplicité (un couple se défait dans l’espace) contraste avec le gongorisme esthético-sentimental d’Interstellar. Il y a plus : succès mondial et récipiendaire de sept Oscars, Gravity a certainement dû donner des sueurs froides à la Warner, producteur et distributeur de l’un et l’autre de ces films.
Et lorsque le vieux professeur de la NASA interprété par Michael Caine promet, pour sauver l’humanité, l’imminente résolution du problème de la « gravité », il devient difficile de ne pas faire du freudisme appliqué et de ne pas entendre, inconscient hollywoodien aidant, qu’il s’agit surtout de sauver Interstellar du champ d’attraction fatal de Gravity.
Mission très imparfaitement relevée, d’autant que le diable (qui sinon lui ?) s’est entre-temps amusé à faire de la conquête spatiale le lit de catastrophes plus réelles que celle dont nous menace Interstellar : gel du carburant du lanceur Soyouz, errance du satellite Galileo dans l’éther, explosion en vol de la fusée Antares, crash du vaisseau Spaceship 2. Blaise Pascal, qui fut aussi physicien, revient décidément en mémoire : « Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. »